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7 mai 2019

Corps et espace de l'art

Corps et espace de l'art

La respiration originaire, entre les mots et les choses

                                                 par Mathieu LAVARENNE

 

 Mini-mémoire de Master de Philosophie sous la direction de Jacob Rogozinski (Unistra)

 

Le voyageur contemplant une mer de nuages (1818) de Caspar David Friedrich

« Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images », disait Cocteau, dans Le sang d’un poète. Le philosophe et phénoménologue Maurice Merleau-Ponty affirmait que « l'homme est miroir pour l'homme »1. En effet, tout humain est miroir, machine à reflets, mimèsis du monde alentour : c’est-à-dire une « imitation-reproduction », ou plutôt un « imitateur-reproducteur », si l'on cherche à traduire le sens dynamique de ce terme grec qui traverse notre histoire. Et pas seulement l’enfant ou l’artiste.

Mais même l'artiste le plus médiocre ne sera jamais uniquement un pur imitateur. L'art n'est jamais la 'simple' copie de la réalité. Il y a toujours un excès, un débordement de l'imitation, en quoi consiste d’ailleurs la liberté. Comment comprendre ce mouvement transcendant de l'art ?

Réfléchissons. Si l'art rend sensible « l'énigme du visible », il se présente souvent « comme un effet avorté pour dire quelque chose qui reste toujours à dire »2. Il nous faudra tenter d’élucider un tant soit peu les rapports entre l’art et le langage. Les leçons de l’histoire sont souvent recherchées pour leur valeur au temps présent, mais quelles sont les leçons de l’art ? La pratique artistique et la réflexion (réflection ?) esthétique sont assurément en mesure de transformer notre compréhension de nous-même et de modifier tout au moins moduler notre rapport au monde. Comme le formule Merleau-Ponty dans la phrase d'ouverture de son essai sur l’esthétique L'Oeil et l'Esprit : « la science manipule les choses et renonce à les habiter ». A l’inverse de l’art. Qu’est-ce à dire ?

Petite plongée en apnée dans les eaux troubles de la création.

 

Husserl et l'art, éléments sur un paradoxe

Paradoxalement, Edmund Husserl, fondateur de la phénoménologie (littéralement l’étude des phénomènes, c’est-à-dire de ce qui nous apparaît, en tant qu’expérience vécue), pourtant amateur d'art à titre de spectateur, n'en a que peu parlé dans ses nombreuses œuvres, et n'en a pas véritablement proposé de philosophie esthétique. Au tournant du XIXème et du XXème siècle, époque de bouleversements artistiques de la naissance de l'impressionnisme au développement de l'art abstrait , cette absence ne peut qu'interpeller.

« Dans les rares évocations des phénomènes esthétiques, dans l'oeuvre de Husserl, son indifférence à leur nature particulière laisse perplexe. Les tableaux servent d'exemples de la perception en général, c'est tout »3, écrit ainsi l’universitaire Michail Maiatsky. La conception husserlienne de l'art est avant tout « mimétique et épistémique », autrement dit représentativiste, figurative et analogique. Ainsi peut-on lire dans la 2ème Recherche Logique de 1901 consacrée à l'abstraction : « les notions générales […] ne sont bien entendu pas présentables comme des images. […] Il serait alors doublement absurde de vouloir présenter de façon sensible quelque chose qui par son essence est non-sensible »4.

Et pourtant, avec les disciples husserliens, notamment de l'école française (Sartre, Merleau-Ponty, Michel Henry, Henri Maldiney, Jacques Taminiaux, Jean-Luc Marion, etc.), quelques décennies après Husserl, la phénoménologie s'est « imposée comme la voie royale de compréhension de l'art moderne »5.

Plus encore, le fondateur de la phénoménologie considère que « l'apparence esthétique n'est pas une illusion des sens, un plaisir d'être bêtement trompé ou le plaisir d'un conflit direct entre la réalité et l'apparence, lorsque tantôt l'apparence se donne pour la réalité, tantôt la réalité pour l'apparence, la réalité jouant à cache-cache avec l'apparence, ceci est l'extrême opposé du plaisir esthétique qui se fonde sur la conscience d'images paisible et claire. Les effets esthétiques ne sont pas les effets forains »6.

C'est peu dire que les disciples s'éloigneront du maître. Ou tout au moins ils déplaceront ses intuitions pour ouvrir d'autres approches7. Si Husserl fait donc partie de ces « philosophes [qui], de Platon à Heidegger, n'entendaient rien à la peinture », comme l'a dit un peu brutalement Michel Henry8, son influence sur la pensée esthétique du XXème siècle est considérable. Du fait d’une part de la fécondité de sa démarche philosophique donnant des clefs pour ouvrir d'innombrables portes restées encore vierges de tout franchissement, mais aussi parce que les disciples d'Husserl ont su prendre leurs distances avec le rêve de fonder une science phénoménologique rigoureuse, en donnant de nouvelles ailes aux concepts du maître.

Gilles Deleuze expliquait avec humour que l'histoire de la philosophie doit être conçue, ou plutôt pratiquée, comme l'acte de faire des enfants dans le dos des philosophes : « je m’imaginais arriver dans le dos d’un auteur, et lui faire un enfant, qui serait le sien et qui serait pourtant monstrueux. Que ce soit bien le sien, c’est très important, parce qu’il fallait que l’auteur dise effectivement tout ce que je lui faisais dire. Mais que l’enfant soit monstrueux, c’était nécessaire aussi, parce qu’il fallait passer par toutes sortes de décentrements, glissements, cassements, émissions secrètes… »9.

Ainsi, dans le cadre nouveau de la phénoménologie française, les concepts husserliens ont été largement bousculés. Comme le dit Michail Maiatsky :« pour la phénoménologie de l'art, le principe retenu [dans les enseignements d'Husserl] a été surtout la critique de l'attitude naturelle que l'on a comprise ou plutôt interprétée comme une critique du mimétisme ou de la représentation, et en cela on est allé – heureusement – bien plus loin qu'un Husserl l'aurait autorisé »10.

 

Point de rencontre : l'école du regard

C'est en ce point précisément que phénoménologie, pratique et théorie artistiques se rencontrent : réapprendre à regarder, par un juste retour aux choses, ou plutôt aux phénomènes.

En 1904, dans les Farbensprache, l’artiste Kandinsky affirme qu'il veut « revêtir, acquérir de nouveaux yeux et, à travers eux, essayer de toucher de nouvelles cordes du cœur humain qui ne sont presque jamais éveillées par des tableaux »11. En 1907, Husserl écrit que le but de la phénoménologie est d' « amener la vision à la vision »12, dans l'effet-miroir de la conscience découvrant un espace entre soi et soi.

Dans sa Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty13 reformulait cet effet-miroir : « La vraie philosophie est de réapprendre à voir le monde ». Il dira encore, quelques années plus tard, que « toute peinture peint la naissance des choses, la venue à soi du visible »14.

« L'école phénoménologique du regard, précise encore Michel Maiatsky, se rapproche d'un certain esprit artistique expérimental ». L'appel de Husserl à en revenir « aux choses mêmes » a donc aisément pu être absorbé et assimilé par les interprétations esthétisantes de sa pensée15. Sans qu’il en soit lui-même à l’origine.

 

Le « nous autres » originaire

Au commencement était le cri, bien avant de s'articuler en verbe.

Mais le cri, celui du nourrisson dont les poumons s'emplissent pour la première fois de ce « fluide gazeux » qui vient remplacer le liquide amniotique dans lequel le fœtus baignait (donnant sans doute une sensation de brûlure tellement il est froid), s'humanise rapidement, dès les premiers mois de l'existence. Il devient rapidement l'imitation du verbe déjà-là, dispensé par les ombres humaines penchées au-dessus du berceau où il repose. Car l'originaire de tout Homme est toujours de l'humain déjà-là16. C'est un paradoxe (comme celui de l’œuf et de la poule) que toutes les théories sur l'origine de l'Homo sapiens et de la conscience ne parviendront probablement jamais à élucider totalement.

Dans l'intuition maîtresse de son ouvrage Etre singulier pluriel (1996), le philosophe Jean-Luc Nancy écrit ainsi : « l'être ne peut être qu'étant-les-uns-avec-les-autres, circulant dans l'avec et comme l'avec de cette co-existence singulièrement plurielle »17. A l'origine de l'être de l'Homme était donc le « nous ». Non pas le moi, le « je » solipsiste, ce risque de la première « réduction » husserlienne, issue de ses Méditations Cartésiennes, ce« je » trop pur pour être vrai, trop égotique et finalement faussement séparé. En grec ancien, χωρισμός (khorismos), c'est précisément la séparation, cette coupure nécessaire à la délimitation et donc à la définition d'un espace (χώρα - khora). C'est par ce mot que Platon désigne la profonde discontinuité entre sensible et intelligible. Mais justement, entre le moi et le monde, il n'y a pas originairement une séparation.

Pensons à la terrible expérience menée par Frédéric II de Hohenstaufen qui voulut savoir quelle était la langue supposément originaire de l'humanité. Selon les Cronaca du moine sicilien Salimbene, il décida d’isoler des nourrissons, avec pour impératif de leur fournir ce qu'il fallait pour survivre physiologiquement, mais sans aucune parole avec le minimum de contact. Cette vieille histoire raconte que ces bébés moururent assez rapidement, et l'on ne sut jamais quelle langue ils auraient parlé « spontanément ». Si la question nous paraît aujourd'hui saugrenue (et l’expérience abominable), les raisons de ces décès sont toujours à interpréter. De quoi ont manqué ces bébés, réduits à l'état purement fonctionnel de tube digestif ? Sans aucun doute de chair, d'incarnation, de mots doux, plus largement d'amour.

L'espace originaire du moi, comme le montre Husserl, n'est donc pas pur de toute présence de l'autre. François Warin affirme ainsi : « Entre le 'nous tous' de l'universalisme abstrait et le 'moi je' de l'individualisme misérable, il y a le 'nous autres' de Nietzsche, une pensée du cas singulier qui déjoue l'opposition du particulier et de l'universel »18. C'est cette même idée que développe Jean-Luc Nancy : « ce qui se pose là, ce qui se courbe, se penche, se tord, s'adresse, se refuse – dès le nouveau-né et jusqu'au cadavre –, ce n'est d'abord ni un « prochain », ni un « autre », ni un « étranger », ni un « semblable » : c'est une origine, c'est une affirmation du monde – et nous savons que le monde n'a pas d'autre origine que cette singulière multiplicité d'origines »19. Et encore : « L'origine est l'espacement ponctuel et discret entre nous, comme entre nous et le reste du monde, comme entre tous les étants »20. C'est de l'espacement originaire que l'homme naît à lui-même. Par cette intermédiation, non pas par le creusement d'un écart, mais par l'écart toujours déjà là21.

A partir de ce postulat philosophique, Jean-Luc Nancy étend sa réflexion au domaine de la production artistique : « Ce qui fait l'art de l'art (et ce qui fait de l'homme l'artiste du monde, c'est-à-dire exposant le monde pour le monde), ce n'est pas le « beau » ni le « sublime », ce n'est pas la « finalité sans fin » ni le « jugement de goût », ce n'est pas la « manifestation sensible », ni la « mise en œuvre de la vérité », c'est tout cela, sans doute, mais autrement : c'est l'accès à l'origine écartée, en son écart même, c'est la touche plurielle de l'origine singulière. Et c'est ce qu'a toujours voulu dire « l'imitation de la nature ». L'art est toujours cosmogonique, mais il expose la cosmogonie pour ce qu'elle est : nécessairement plurielle, diffractée »22. La production artistique est toujours de l'ordre de la création du monde. Mais l'art est surtout une réflexion sur soi et sur le monde, un arrêt de la pensée pour creuser l'énigme du visible, de la conscience, mais aussi de leur articulation (au double sens de la charnière et de la prononciation) : le langage.

 

Le miroir 'méta-phorique'

Dans la pratique artistique (poésie, peinture, photographie...) s'inscrit nécessairement une réflexion vitale et incarnée sur le langage, plus généralement sur le rapport entre le monde des mots et le monde des choses, entre l’intelligible et le sensible, entre la pensée et son objet, entre l’esprit et la matière.

L'art, comme mise en œuvre de l'originaire de l'homme, ne peut se contenter de flatter le plaisir de la reconnaissance, qui donne l’illusion d’être maître de l’image, l’impression de saisir ce dont il s’agit. Si dans la création artistique la mimèsis ne disparaît jamais, elle se transfigure en réflection : fabrication de reflets du monde (matériel), de reflets de l'âme (immatériel), copie de corps, incarnation d'idées. La réflection se faisant réflexion.

L'être de langage qu'est l'Homme ne peut se contenter du pur mutisme, du silence de la contemplation mystique renonçant au langage (« plus il y a de paroles, plus il y a de vanités », dit l’Ecclésiaste dans l’Ancien Testament). Il veut et doit dire. Mettre aux œuvres titres et sous-titres, même invisibles. Commenter, gloser, bavarder, conceptualiser. En bien, en mal, dans l'être toujours-déjà-là du langage, ce bain de l'esprit.

Que l'on pense à Zola écrivant à Cézanne : « Tu restes silencieux… mais par les cornes, les pieds, le nombril, la queue du diable, parle, mais parle donc »23 ! Mais pour Cézanne, il ne s'agissait pas de se taire pour se taire, bien au contraire, il s'agissait de se taire par exigence langagière, se taire dans le but de parler mieux. Moins, mais mieux. C'est ainsi qu'il écrit à Octave Maus : « J'avais résolu de travailler dans le silence, jusqu'au jour où je me serai senti capable de défendre théoriquement le résultat de mes essais »24.

La langage dans lequel nous tombons lorsque nous sommes enfants, ce bain de la langue maternelle, fait aussi partie de cet être toujours déjà-là que nous avons à apprivoiser et qui nous apprivoise. Mais si nous n'y prenons garde, apprivoiser devient arraisonner. Pour rester libre, et conserver l'ouverture du monde sur la liberté, nous n'avons d'autre solution que d'entrer toujours dans une lutte dialectique contre le dictionnaire considéré comme horizon ultime du langage, donc contre toute rigidification conceptuelle abusive.

L'art joue un rôle de première importance dans cette lutte contre l'hypostase. Contre l'arrêt du mouvement de l'âme, donc des corps et du cœur.

 

La glaciation du langage

Les mots sont frivoles, ils sont anguilles en bouche25. De fait, ils font toujours défaut pour nommer l'originaire, parce que notre langage est toujours un langage mondain. A la fois enfants de nos langues, mais aussi et surtout nos maîtres à penser malgré nous. On ne peut s’en passer, ils font partie intégrante de notre condition, et pourtant ce ne sont 'que' des outils, des signes et des symboles (littéralement des « mises-en-relation », des « jetés-ensemble », autrement dit de « l'entre-nous »), par nature différents des choses que l’on souhaite vocaliser ou communiquer.

Il convient donc d’écouter la langue, et non seulement de l’entendre : c'est une des finalités de l'art que de lui (re)donner le jeu (comme en technique on dit qu'il y a du jeu dans les rouages) et la souplesse qu’elle peut parfois perdre dans ses usages idéologiques ou superficiels. L’art pictural n'est-il pas lui-même une sorte de langage qui cherche à dire ce que la seule langue ne suffit pas à exprimer, sans pour autant pouvoir s’en passer ?

De même que la parole s’éduque, le regard lui aussi doit gravir des montagnes pour en revenir transformé, sublimé. Les mots ont des choses à nous raconter si l’on prend le temps et la peine de se mettre à leur écoute : de leur histoire, de leur contexte, de leurs liaisons, de leurs jeux entre eux... Les choses ont des mots à nous donner si l’on prend le temps et la peine d’y plonger notre regard, de les méditer, de les ruminer. Autrement dit, d'y venir et d'y revenir. Comme on ferait revenir des champignons dans la poêle.

Quand bien même nous avons besoin de ces mots pour penser, le travail de l’intelligence doit être une lutte permanente contre l’hypostase, contre la substantification, contre la « majusculation » : Ame, Esprit, Energie, Individu, Personnalité, Dieu, le Bien, le Mal… transformés en entités réelles, ou tout au moins vécus comme tel. Avec un point d'orgue (de barbarie) dans l'idéologie du fanatique. Le barbare fanatique, l'intégriste, c'est aussi celui qui prend les mots pour les choses. Et les armes pour des mots.

De même que la poésie des mots est nécessaire à la prose pour la faire respirer, pour lui donner du souffle, la poésie des images est nécessaire au regard s’il ne veut pas demeurer vide (ou plein de vide). L'art pictural arrête nos yeux, il les somme de stopper la course folle dans laquelle les entraîne la logique, infernale à bien des égards, d'un monde de plus en plus audio-visuel. N’est-ce pas aujourd’hui la banalité de l’image qui semble devenue sacrée ? Seul l’art semble avoir la puissance de créer l’icône poétique, – et non métaphysique –, qui arrête le défilement et invite au recueillement de la pensée. Il arrête les choses pour (re)mettre la pensée en mouvement. L’art, c’est de l’entre « mots et choses ». Et l’artiste donc, un modeste entremetteur.

C’est en quelque sorte en vue de la philosophie qu'il faut poétiser le monde, l’homme et les mots. Philosophie et poésie (au sens grec, le plus large qui soit : la fabrication humaine, la production de l'homme par l'homme, en ce sens-là synonyme de l'art en général) ont toujours eu partie liée. Lorsque la philosophie perd la poésie, elle devient métaphysique dogmatique.

Cette dernière naît en effet de la fin de l'exégèse, de la sacralisation du texte, de la glaciation des mots : ce sont les écrits qui se referment sur eux-mêmes et qui finissent par pourrir et puer, lorsque les mots remplacent les idoles interdites ; et c’est aussi, conséquemment, le gel du regard et, pour tout dire, des sens en général. C'est précisément la critique portée à l'écriture par Socrate dans le Phèdre, mais une critique étendue à la peinture : qui « restent figés dans une pose solennelle et gardent le silence » (275d).

C'est donc l'arrêt de la pensée. La disparition de l'espace. Car avec le mouvement disparaissent aussi les trois axes x, y et z du cadre spatial. C'est même d'ailleurs la fin du temps, cette quatrième dimension.

N'est-ce pas la pente de tout dogmatisme, pire ennemi (et pente naturelle) de l'art réel, de l'art vivant, dans la mesure où il peut précisément en prolonger la forme apparente, en maintenir l'illusion, la copie solidifiée, l'ombre trompeuse ? L'art officiel, l'art dogmatique, l'art du canon de l'art, n'en est finalement que la coquille vide. Mais une coquille capable de remplacer l'original par sa copie anesthésiée (ce qui est littéralement un comble en matière d'art).

La poésie-poièsis, c’est au contraire le souffle de la philosophie et la respiration du monde : en ce sens, elle est âme du monde.

Il y a une alchimie poétique, qu’elle soit littéraire ou plus largement graphique (du verbe grec graphein qui signifie à la fois écrire et peindre), qui consiste en la transformation de la peine en joie, du laid en beau, de la douleur en plaisir, mais plus généralement encore de l’insignifiant en signifiant, de l’indifférent en distingué. C'est aussi une remontée, une ascension vers l'origine du sens. Une origine originante. Car le beau ne fait pas que se découvrir dans la nature, il s’invente, il se pose comme valeur, produite par l’esprit humain. Il est lui aussi de l’entre-deux (entre sensible et intelligible).

 

L'arrêt de l'art

L’objectif de la poièsis, n'est-il pas la subversion du regard ou, à tout le moins, une forme de conversion26 ? C'est ici que l'on rejoint les préoccupations phénoménologiques du début de cette réflexion. Apprendre à regarder ce qu’on ne fait que voir en passant. L’homme « postmoderne », homme pressé par le temps27, poussé par ce qu’il croit pouvoir appeler la vie, et qui file à toute vitesse sur l’autoroute de l’utilitaire, semble en effet se caractériser par le passage, par l’éphémère sans avenir, par la traversée de l'espace sans le percer du regard, sans l'habiter par les mots et les idées. Il est pour ainsi dire sans conséquence et, en ce sens, irresponsable. Sans art, sans l’arrêt de l’art, l’homme passe, repasse et trépasse. L’esprit artistique (une tournure d’esprit) est au contraire une condition nécessaire, mais non suffisante, pour que l’homme se surpasse.

Dans des pages lumineuses de son Monde comme volonté et comme représentation, Arthur Schopenhauer va décrire l'arrêt de l'âme dans la contemplation artistique. Pas celle du badaud trouvant « joli » un tableau qu'il voudra se procurer pour décorer son salon. Celui-ci ne sort pas du « monde comme représentation », c'est-à-dire du monde utilitaire, celui des causes et des effets, celui de l'intérêt individuel. Seul l'artiste véritable (amateur ou producteur) parviendra à faire taire sa propre volonté, pour accéder à celle du monde. C'est au prix de cette ascèse que l'esprit contemplatif pourra accéder au sentiment du beau. Il atteindra même celui du sublime en parvenant à faire taire ses désirs, en faisant abstraction de son intérêt, dans une situation de danger personnel28.

Car l'arrêt de l'art n'est arrêt qu'en apparence. C'est un approfondissement, un creusement. L'art creuse le sens. Il fait pousser l'homme, dans le creuset du sens commun. Pas au sens de la banalité, mais celui de la communauté humaine, du même qui fait de chacun de nous un autre même.

Il ne suffit donc pas de se déplacer, il faut aussi se dépasser, se surpasser. L’axe horizontal de l’existence humaine est bien pauvre sans un axe vertical. Le dépassement, le surpassement, c’est le recul, la critique, l’étonnement, l’arrêt salvateur, le réflexif, mais aussi la transcendance (au-delà de son sens religieux, presque laïque), en un mot : la raison. Comme effet secondaire du ré-originellement de la conscience dans et par l'art.

 

Le mouvement circulaire de l'âme

C’est en ce sens que l'art, même s'il malaxe la matière, n'est pas matérialiste (valorisation exclusive de la seule matérialité - couleurs, formes, structure…), mais exprime toujours un registre plus spirituel, ce qui ne peut à vrai dire se faire sans mots.

On l'a vu, l’art est avant tout apprentissage du regard, animé par une volonté de devenir maître de l’œil, une volonté de ne pas subir les images29. Par exemple, l’art photographique (à la différence de la photo-souvenir qui est faite pour garder les choses au plus près de soi, pour mémoriser, s’assimiler le monde, et en quelque sorte se l’approprier) est désintéressé et inutile.

Etre plutôt qu’avoir. Ou être avant d’avoir. Voilà sa plus grande utilité, puisqu’il permet à l’homme de sortir de soi, de sortir du monde comme représentation (pour reprendre la formule de Schopenhauer).

Les œuvres sont donc les arrêts d’un regard absorbé et, dans la mesure du possible, objectivé, sur des petits bouts de monde tels qu’on ne les voit pas habituellement.

Regarder, ce n’est pas une passion de l’âme au sens de la passivité. C’est plutôt la transformation de la vision passive en action de l’esprit. Regarder, c’est donc toujours un peu une mise en scène. Mais c’est aussi donner toute sa puissance à la chose regardée, la faire advenir comme objet actif. C’est donc une interaction, une interactivité entre un sujet et un objet, qui se donne dans la naissance de l'espace de la conscience.

L’homme qui regarde n’a pas la trajectoire rectiligne du passant, il se donne au contraire un mouvement circulaire (le mouvement parfait selon les grecs, fini et infini à la fois, le mouvement divin des astres, mais aussi de l’âme selon Platon, qui désignait par là la réflexivité propre à la conscience humaine) : il tourne autour des choses afin de les pénétrer de tous côtés et, à la fois, les laisser agir en soi, ce qui ne va pas sans un temps prolongé, sans une infusion. Le passant est impatient. Le regardant a tout le temps. L’art est toujours un apprentissage de la lenteur, et littéralement, de la circonspection.

Selon Aristote, l'âme est un « principe de mouvement interne ». La boule de billard est mue de l'extérieur, par un choc. Le choc de l'âme est interne. En ce sens, l'âme tend à se confondre avec la Nature, la phusis (du verbe phuein, croître de soi, comme la plante qui pousse à partir de la graine). Mais au-delà de l'âme végétative et de l'âme sensitive, Aristote décrit la partie spécifique de l'âme humaine en la forme de l'âme intellective, autrement nommée Noûs, l'intellect. C'est cet intellect qu'il décrit dans ses Métaphysiques comme ayant un mouvement circulaire, symbole de cet infini divin, comme les corps astraux immortels qui tournent indéfiniment autour de la terre.

L'arrêt dans le regard de l'art est d'abord un arrêt du corps mondain, pas véritablement un arrêt de l'âme, ni du corps originaire, celui qui fait naître la khora (χώρα), cet espace intangible qui rend possible l'envol de la conscience. Tout l'inverse du topos, le lieu naturel de la physique aristotélicienne qui assigne potentiellement toutes les choses (matérielles et immatérielles) à résidence.

Comme le dit Husserl, revenant en apparence à une perspective pré-ptoléméenne, la terre ne se meut pas, la terre originaire ne tourne pas30. C'est l'Homme qui tourne autour de la terre. Dans une perspective historique, c'est littéralement vrai : il convient de penser aux premiers tours du monde en bateau, depuis Magellan (1519-1521), jusqu'à James Cook (1768-1771) en passant par Bougainville (1766-1769). Il faudrait étudier davantage, en termes phénoménologiques, les bouleversements intérieurs provoqués dans les âmes par ces grands voyages qui ont chamboulé nos représentations du monde et de l'espace. En reprenant une distinction de Merleau-Ponty : derrière la réécriture des cartes de géographie, il y a une réévaluation des paysages vécus et donc de l'expérience du monde originaire.

Si c'est bien là la principale vocation de l'art, qu'est-ce donc que s'approcher des choses, en devenir proche ? On peut le réaliser par la marche, par le regard, ou encore par l’œil de l'âme. Ce n'est pas se mettre à l'arrêt comme un chien de chasse qui attendrait que la proie qu'il convoite vienne à lui. C'est plutôt tourner autour. Mais aussi retourner les choses (les actes, les perspectives…).

Ne voit-on poindre à l'horizon la question de l'essence de la liberté, ou tout au moins de sa naissance ? Liberté originaire de la mouvance, de la volonté de mouvance (peut-être plus fondamentale que la volonté de puissance, ou en tout cas, sa cause réelle).

Comme le grain de sable venant créer un interstice et mettre du jeu dans les rouages, la liberté affirmée par l'art, dans l'ascèse phénoménologique du retour à la conscience des phénomènes, est un éloge du virage, du changement de cap, du déroutement. Un éloge trop souvent négligé, en raison du poids de la tradition dogmatique, mais aussi du potentiel déstabilisateur de cette affirmation de la liberté de la conscience : retourner, c'est subvertir, c'est littéralement révolutionner, à chaque fois, à chaque pas.

 

Nuances de l'espace et du temps

La temporalité est une caractéristique de l’être, alors que notre pensée ne peut justement saisir le monde qu’en en stoppant la marche à un instant t. La pensée est ambivalente par nature : elle est puissance de compréhension (« par l’étendue, l’univers me comprend, par la pensée, je comprends l’univers », disait Pascal), force divine en l’homme, ce « roseau pensant » ; mais, à travers le langage, elle est aussi, nous l'avons vu, puissance d’immobilisation, naturellement et nécessairement réductrice. C’est le génie indépassable du vieux Parménide que d’avoir mis à jour tout cela, sans doute en premier31. L’être parménidien n’a rien de l’Etre suprême des métaphysiques néoplatoniciennes ou chrétiennes. Il n’est pas ce que l’on a fait de lui rétrospectivement. Il est le tout du monde, un, indivisible, mais nuancé et varié. Sans échelle ni graduation. Pourrait-on faire l'hypothèse d'une intuition parménidienne du tout de l'être comme arche-originaire, telle que la définit Husserl ?

« Panta rhei, tout s’écoule », disait Héraclite, mettant en exergue la fluidité du monde. Et les paradoxes de Zénon, disciple conséquent de Parménide, démontrent par l'absurde l’indivisibilité du temps et de l’espace réels (et donc l’indivisibilité réelle du mouvement), à l’inverse du temps et de l’espace intelligibles (qui sont une autre réalité, une réalité seconde, peut-être supérieure, qui double la première mais qui n’existe que dans un rapport dialectique avec celle-ci). Comme l'a analysé Bergson, notre pensée découpe ce qui est en fait un tout insécable. Elle fait du multiple à partir de l’un. Du discontinu à partir du continu. C’est à la fois sa force, peut-être même sa nature, mais aussi sa faiblesse, puisque là est notamment l’origine de la métaphysique dogmatique, de la scolastique rigidifiée qui prend l’image pour la réalité, lorsque le Verbe hypostasié devient en Dieu plus vrai et plus réel que la réalité elle-même, dans la séparation outrancière des mots et des choses, du langage et du monde. C’est justement l’entre-deux qu’il faut toucher, en images et en mots.

Selon Parménide, Zénon, Héraclite, ou encore Platon32, une caractéristique essentielle du cosmos est donc la continuité, que l’individu n’existe pas comme chose en soi mais qu’il est une affirmation de l’esprit sur (et contre) le monde, sans qu’il ne parvienne jamais à s’atomiser complètement (théorie de Démocrite) : plus encore, l’individualité est illusoire lorsqu’elle se pense comme partie radicalement distincte du tout. L’homme est d’essence nodale : « je » est un nœud (sic), un entrelacement de fils, une bobine de comportements, d’influences sociales, biologiques, familiales, etc. Ce que la philosophie et le Logos cherchent au contraire à distinguer, à clarifier, à ordonner, à classifier, à instituer dans l’ordre symbolique – tout aussi légitimement. Si ce n’est nécessairement.

Une des fonctions des arts contemplatifs, mais aussi de la phénoménologie, est donc de rappeler incessamment que l’être est nuance, qu’il est fluent, qu’il est devenir continu. Et qu'il ne faut pas confondre la réalité de l'espace, du temps et du mouvement, avec leurs représentations. Il y a certes une différence qualitative entre deux contraires, entre deux états opposés, entre le jour et la nuit, entre le chaud et le froid, entre le sec et l’humide, etc. Mais tous les états intermédiaires sont possibles, et ce à l’infini, avec nombre de cas litigieux. Il nous manque de reconnaître les nuances fondamentales du monde. Si le monde est continu, il est en tant que tel indivisible.

La poésie doit rappeler, – contre la tentation métaphysique du langage solidifié, mais aussi inversement contre la tentation mystique du renoncement au logos (comme le Cratyle du dialogue platonicien qui ne fait que montrer les choses du doigt sans plus parler) –, que la langue est contingente (il n’y a pas, il n’y aura jamais parfaite adéquation avec le réel) et qu’elle est création humaine (quoique collective, et en ce sens surhumaine, ne serait-ce que parce que trans-générationnelle) : elle est invention normative. Elle est un moyen, ce que souligne la poésie en en faisant une fin. Elle n’est jamais naturelle. La poésie tend à faire réentendre incessamment la souplesse de la langue, le jeu des mots.

Au final, les arts graphiques, comme pratique et comme spectacle (en grec, cela se dit « théorique », qui donne aussi le mot « théâtre ») sont une invitation permanente à mieux toucher à la couche ultime atteinte par la reductio husserlienne : l'ego-centre, comme expérience sans cesse renouvelée de la conscience se façonnant elle-même comme objet.

Là où œil de l’âme et œil de chair se rencontrent, dans l'espace de l'art, et dialoguent entre deux yeux. Indéfiniment.

          LAVARENNE Mathieu

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1 Maurice Merleau-Ponty, L'oeil et l'esprit, chapitre II, Paris, Gallimard, 1964.

2 Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p.99.

3 Michail Maiatsky, "Husserl, phénoménologie et art abstrait" in Ligeia. Dossiers sur l’art [Art et Abstraction, sous la dir. de N. Podzemskaia] 89-90-91-92 (2009) 204-14, p.5

4 Husserl, Logische Untersuchungen II, §40, pp.217-218

5 Michail Maiatsky, ibid., p.2

6 Husserl, Husserliana, XXIII, p.41

7 Si le vocabulaire de la vision domine lorsque l'on parle de connaissances spéculatives (l'oeil de l'âme), on peut noter une tendance à son remplacement, tout au moins à l'existence d'une sérieuse concurrence du vocabulaire de l'espace et du mouvement dans les discours à portée esthétique, y compris dans le domaine pictural. Paradoxe ou nécessaire décalage de la langue pour créer l'espace de la compréhension, son interstice, comme le jeu dans un mécanisme ? Quoi qu'il en soit, c'est la langue qui bouge et fait bouger (au double sens d'ailleurs de l'organe physique et du langage abstrait).

8Michel Henry, Voir l'invisible. Sur Kandinsky, François Bourin [1988], Quadrige, PUF, Paris 2005, p.11

9 Gilles Deleuze, Pourparlers, Éditions de Minuit, 1990, p. 14-16

10 Michail Maiatsky, ibid., p.12

11 Cité par Michail Maiatsky, ibid., p.13

12 Husserl, Die Idee des Phänomenologie, 1907, in Husserliana, II, p.54

13 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard 1945, p.16

14 Maurice Merleau-Ponty, L'Oeil et l'Esprit, p.69

15 Husserl développe les premiers principes de sa philosophie dans ses Rechercheslogiques en 1900, et la proposition “le retour aux choses mêmes” a pu alors apparaître comme une déclaration de guerre contre les conceptions scientistes et positivistes qui ont dominé la fin du 19ème siècle.

16 Un bébé imite les sons, les mimiques, les gestes répétés par son entourage, avant de se sentir lui-même « comme touchant et comme se touchant », selon les formules de Merleau-Ponty, avant même de « se voir voyant », avant donc de venir au monde comme un être réfléchissant. Le bébé imite, ou plutôt il mime :il reproduit, au sens actif, dans le silence originaire du langage et l'ébauche de sa conscience de soi naissante. Plus tard il imitera ses parents, ses proches, ses maîtres, ses modèles. Imiter, c'est « faire comme ». Mais c'est aussi « devenir comme ». Et c'est en ce sens que naît progressivement l'autonomie de la conscience.

17 Jean-Luc Nancy, Etre singulier pluriel, p.21

18 François Warin, Nietzsche et Bataille. La parodie de l'infini, Paris, Puf, 1994, p. 256

19Jean-Luc Nancy, Etre singulier pluriel, p.27

20Jean-Luc Nancy, Etre singulier pluriel, p.38

21Cette affirmation est à nuancer sur le plan de la construction psychologique, celle qui permet à l'enfant de se percevoir progressivement comme un corps autonome, puis comme une volonté libre, par la séparation d'avec la mère, sa matrice originaire. C'est toute la symbolique du couper de cordon, au propre comme au figuré.

22Jean-Luc Nancy, Etre singulier pluriel, p.33

23Lettre de Zola à Cézanne du 1er août 1860. Paul Cézanne, Correspondance, Paris, Grasset, 1978, p. 89.

24Lettre à Octave Maus du 27 novembre 1889. Correspondance, pp.229-230.

25Ce qui suit sont des développements-variations sur un article publié il y a des années et intitulé « l’œil de l’âme ».

26Sub-vertir : tourner par en-dessous, renverser // Con-vertir : tourner avec soi, ensemble. Toujours écouter les mots... pour entendre des voix !

27 Lors d'un récent voyage en Afrique, un Burkinabé m'a affirmé, faisant référence à un vieux proverbe : « vous les Européens, vous avez inventé la montre. Nous on a le temps ».

28 Un des plus beau texte d’Arthur SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation (1818), troisième partie, §39 : « Transportons-nous dans une contrée solitaire ; l’horizon est illimité, le ciel sans nuages ; des arbres et des plantes dans une atmosphère parfaitement immobile ; point d’animaux, point d’hommes, point d’eaux courantes ; partout le plus profond silence ; — un pareil site semble nous inviter au recueillement, à la contemplation, tout affranchie dé la volonté et de ses exigences : c’est précisément cela qui donne à un pareil paysage, simplement désert et recueilli, une teinte de sublime. En effet, comme il n’offre aucun objet favorable ou défavorable à la volonté sans cesse en quête d’efforts et de succès, l’état de contemplation pure demeure seul possible, et celui qui n’est point capable de s’y élever demeure, à sa grande honte, livré au désœuvrement d’une volonté inoccupée, au tourment de l’ennui. En présence d’un pareil site, nous donnons la mesure de notre valeur intellectuelle ; c’est une excellente pierre de touche, que notre plus ou moins grande aptitude à supporter ou à aimer la solitude. Le site que nous venons de décrire nous a donné un exemple du sublime, bien qu’à son plus faible degré ; car ici à l’état de connaissance pure, tout plein de sérénité et d’indépendance, se mêle par contraste un souvenir de cette volonté dépendante et misérable, toujours en quête de mouvement. — Ce genre de sublime est celui que l’on vante dans le spectacle des immenses prairies du centre de l’Amérique du Nord. Figurons-nous maintenant une telle contrée dépouillée de ses plantes elles-mêmes ; il n’y a plus que des rochers dénudés : notre volonté se trouvera aussitôt inquiétée par l’absence de toute nature organique nécessaire à notre subsistance ; le désert prendra un aspect effrayant ; notre disposition deviendra plus tragique : nous ne pourrons nous élever à l’état de pure connaissance, à moins de nous abstraire franchement des intérêts de la volonté ; et tout le temps que nous persisterons dans cet état, le sentiment du sublime dominera nettement en nous. Voici un nouvel aspect de la nature qui va nous donner le sentiment du sublime à un degré encore supérieur. La nature est en plein orage, en pleine tourmente ; un demi-jour filtre à travers des nuages noirs et menaçants ; des rochers immenses et dénudés surplombent, ils nous encaissent et ferment notre horizon ; l’eau furieuse bouillonne ; le désert est partout et l’on entend la plainte du vent qui lutte à travers les gorges. Il y a là une intuition qui nous révèle aussitôt notre dépendance, notre lutte, avec la nature ennemie, l’écrasement de notre volonté ; mais tant que l’angoisse personnelle ne prend point le dessus, tant que persiste la contempla-lion esthétique, c’est le sujet connaissant pur qui promène son regard sur la colère de la nature et sur l’image de la volonté vaincue ; impassible et indifférent, il n’est-occupé qu’à reconnaître les Idées dans les objets mêmes qui menacent et terrifient la volonté. C’est précisément ce contraste qui donne lieu au sentiment du sublime. Plus forte encore est l’impression, lorsque la lutte des éléments déchaînés s’accomplit en grand sous nos yeux : c’est par exemple une cataracte qui se précipite et qui par son fracas nous enlève jusqu’à la possibilité d’entendre notre propre voix ; — ou bien encore c’est le spectacle de la mer que nous voyons au loin remuée par la tempête : des vagues hautes comme des maisons surgissent et s’effondrent ; elles frappent à coups furieux contre les falaises, elles lancent de l’écume bien loin dans l’air ; la tempête gronde ; la mer mugit ; les éclairs percent les nuages noirs ; le bruit du tonnerre domine celui de la tempête et celui de la mer. C’est devant un pareil spectacle qu’un témoin intrépide constate le plus nettement la double nature de sa conscience : tandis qu’il se perçoit comme individu, comme phénomène éphémère de la volonté, susceptible de périr à la moindre violence des éléments, dépourvu de ressources contre la nature furieuse, sujet à toutes les dépendances, à tous les caprices du hasard, semblable à un néant fugitif devant des forces insurmontables, il a en même temps conscience de lui-même à titre de sujet connaissant, éternel et serein ; il sent qu’il est la condition de l’objet et par suite le support de ce monde tout entier, que le combat redoutable de la nature ne constitue que sa propre représentation et que lui-même demeure, absorbé dans la conception des Idées, libre et indépendant de tout vouloir et de toute misère. Telle est à son comble l’impression du sublime. Elle se produit ici à l’aspect d’un anéantissement qui menace l’individu, à la vue d’une force incomparablement supérieure qui le dépasse. »

29On peut penser à cette pensée structurante d'Albert Camus : « ne pas se mettre à genoux » (dans La Peste, 1947). C'est ce qui permet sans doute de comprendre que l'artiste est souvent rebelle, même si ce n'est parfois qu'une rébellion superficielle, une rébellion de Don Quichotte, qui provoque toujours pire que ce contre quoi il prétend lutter au nom précisément de la pureté de ses intentions et de ses idéaux.

30 Husserl, La Terre ne se meut pas, Editions de Minuit, 1989.

31Sur Parménide, l’oeuvre le plus révolutionnaire (à rebours des interprétations métaphysiques) et la plus profonde publiée ces dernières années est celle de Maurice Sachot, sous la forme de deux ouvrages parallèles : Parménide d’Élée, fondateur de l’épistémologie et de la science. Commentaire analytique du Poème, Strasbourg, en ligne sur le site de l’Université de Strasbourg, 2017 et Le Poème de Parménide restauré et décrypté,  Strasbourg, en ligne sur le site de l’Université de Strasbourg, 2016 (texte révisé, 2018)

32 L’au-delà platonicien, ce n’est pas un « autre monde » – interprétation erronée et pourtant répandue de la métaphysique ultérieure –, c’est l’idéal, c’est un horizon régulateur, c’est un paradigme qui incite l’homme à se dépasser. En deux mots : c’est une espérance et une puissance. L’art platonicien rejoint en fait l’art poétique tout court. Les poètes exclus symboliquement par Platon sont les poètes relativistes, les poètes nihilistes ou encore les poètes qui donnent du monde une vision archaïque, trop guerrière, trop sanglante, trop matérielle, trop brute du monde (Homère, au hasard). L'art déprécié par Platon est celui du monde de la représentation analysé par Schopenhauer, motivé par un désir de montrer ou plutôt de se montrer, l’image utilitaire et intéressée qui n’est au mieux que jolie. L'art du clinquant, du m'as-tu vu et du kitsch. Pas celui qui cherche à provoquer le beau. A dire vrai, seul l’artiste authentique qu’était Platon pouvait réussir la prouesse de mettre par écrit le désir de beauté, de grandeur, de vertu, de sagesse.

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