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25 avril 2024

Baby-business : dans les couloirs de la gestation pour autrui

Baby-business : dans les couloirs de la GPA

 

La question de la gestation pour autrui (GPA), qui consiste pour une femme à porter un enfant issu d’une fécondation in vitro pour le compte de « parents d’intention », est revenue sur la table avec plusieurs actualités dans les grands titres de presse. L’occasion de se renseigner sur la question et de se plonger dans l’étude de cas pratiques au-delà des instrumentalisations politiciennes. Édifiant !

 

NB : N'hésitez pas à commenter, approuver, amender, préciser, ruer dans les brancards... en commentaire ou en message privé. Cet article prétend avant tout contribuer au débat... et il n'y a rien de pire que les idées simples d'une part et d'autre part l'entre-soi idéologique... et quand on cumule les deux, c'est mortifère ! Les sources de cet article sont principalement les sites commerciaux d'entreprises privées qui proposent des services de GPA. (M.L.)

 

D’une part, il y a la polémique où fusent les provocations et les invectives simplistes de part et d'autre de l'échiquier politique à propos de ces « people » français qui revendiquent leur recours à la GPA aux USA, là où la pratique est autorisée, en passant toutefois par l’artifice juridique d’une procédure d’adoption du fait de son interdiction en France depuis 1991. Et d’autre part, un vote du Parlement européen, ce mardi 23 avril, qui retouche la « Directive sur la lutte contre la traite des êtres humains », intégrant pour la première fois « l'exploitation de la gestation pour autrui, du mariage forcé ou de l'adoption illégale » dans la liste des « euro-crimes » aux côtés de l’esclavage et de la prostitution forcée.

 

L'exploitation industrielle de la GPA en ligne de mire

 

Désormais, les pays membres disposent de deux ans pour mettre en œuvre cette nouvelle disposition selon les modalités de leur choix. Comment va-t-elle être déclinée et appliquée dans les différents États de l’UE ? Le texte précise en effet : « en ce qui concerne la traite aux fins de l'exploitation de la gestation pour autrui, la présente directive cible les personnes qui forcent les femmes à être mères porteuses ou qui les amènent à agir ainsi par la ruse ». Loin des simplifications médiatiques, ce n’est donc pas la GPA en elle-même qui est criminalisée, mais l’exploitation de femmes forcées physiquement ou psychologiquement à devenir mères porteuses, légitimement considérées comme « victimes », notamment dans un cadre industriel. Ce n’est pas rien. C’est même assez logique, d’où son adoption par 563 voix pour, 7 contre et 17 abstentions, bien au-delà des clivages politiques. Mais, finalement, au-delà de l’effet d’annonce, cela ne règle en rien le débat de fond qu’il faudrait mener. La plupart des pays concernés par ces pratiques criminelles sont hors Union Européenne. Et le texte indique que l'application dans les pays européens devra se faire « sans préjudice des règles nationales en matière de gestation pour autrui ». La marge de manœuvre semble donc conséquente et le flou reste de mise. En France, la majorité des partis politiques se déclarent opposés à la GPA, tout en défendant pour nombre d’entre eux, la reconnaissance des enfants issus de GPA à l’étranger. « Paradoxalement » et « faute de mieux », comme l’admettait par exemple Jean-Luc Mélenchon en 2021.

Il y a deux ans, un sondage présentait 75 % des Français comme favorables à la GPA, mais le diable est dans la formulation qui ne fait pas de distinctions entre « GPA médicales » et « GPA de convenance », « GPA commerciales » et « GPA altruistes », « GPA pour couples » et « GPA pour célibataires ». Car il n’y a pas qu’une seule manière d’être pour ou contre la gestation pour autrui. Il y a fort à parier que si l’on commençait par poser sur la table les conséquences pratiques de telle ou telle « libéralité », les proportions changeraient sensiblement. De telles statistiques simplistes perdraient même toute signification.

De fait, les « agences » qui proposent des services d’accompagnement à la GPA fleurissent depuis les années 1990 à la faveur des « progrès » réalisés dans le domaine des biotechnologies, mais aussi, plus récemment, des « avancées » législatives (tout comme des vides juridiques) dans tel ou tel pays. Il apparaît même que le marché est désormais tendu du fait de l’augmentation de la demande qui a entraîné une pénurie de mères porteuses (pas seulement à cause de la sidérante explosion des cas d’infertilité.… sans que l’on ne s’inquiète outre mesure, parmi nos responsables politiques, du problème de ces perturbateurs endocriniens que l’on retrouve notamment dans les industries agro-alimentaires ou cosmétiques). N'y sont pas pour rien non plus la marche arrière de l'Inde qui, après avoir longtemps été "à la pointe" de cette pratique, a interdit en 2018 la GPA rémunérée, du moins "à l'export" (l'immense majorité des bébés concernés était des enfants blancs) et la plus récente interdiction par la Russie en 2022 des GPA commerciales à destination de l'étranger, où elles se pratiquaient couramment.

 

GestLife : de Miami à Kiev en passant par Barcelone

 

Pour mieux comprendre les enjeux de la gestation pour autrui, prenons quelques exemples parmi d’autres qui ont pignon sur rue. Voici donc « GestLife® », entreprise qui se présente comme « un cabinet d'avocats en Espagne, appartenant au groupe américain Invest Medical, avec nos propres filiales dans 9 pays, et notre propre clinique de procréation assistée ». Passons rapidement sur ledit groupe américain dont le siège social est à Miami en Floride et qui ressemble fortement à un faux nez (moyen d’optimisation fiscale, de crédibilisation internationale et/ou d’ouverture au marché US ?) avec bien peu d’informations sur ses activités et sur ses dirigeants.

Le centre névralgique de l’entreprise est ainsi à Barcelone en Espagne où se situe son bureau décisionnel, à la fois pour la communication commerciale et pour les conseils juridiques, dont la plus-value est de jouer sur les failles qui permettent de contourner le droit et les lois des pays où la GPA n’est pas autorisée ou rendue complexe, tout en critiquant le recours à la pratique altruiste sans rémunération, faute d’encadrement professionnel.

L’unique actionnaire serait Dídac Sánchez, par ailleurs dirigeant d’Eliminalia, propriété de Maidan Holdings, entreprise spécialisée dans l’industrie de la réputation numérique dont les bureaux techniques se trouvent à Kiev. D’après une enquête du journal Le Monde en 2023, elle « travaille avec des arnaqueurs, des vendeurs de logiciels espions, des criminels et des politiciens corrompus pour masquer des informations d’intérêt public ».

C’est aussi à Kiev en Ukraine que se trouve le principal site de « production » de GestLife, en l’occurrence la clinique Intereco, en raison des coûts plus attractifs et de la législation « progressiste » qui reconnaît depuis 2002 les parents d’intention comme parents pour l’état civil (article 123 (2) du Code de la famille de l’Ukraine).

GestLife est ainsi un prestataire de service qui propose une « GPA commerciale . Avec ce que cela implique comme moyens de PMA (procréation médicalement assistée : récolte des gamètes chez un donneur ou non, diagnostic préimplantatoire, congélation, fécondation in vitro…), une telle requête revient à plus de 200 000 euros aux USA, hors frais de voyage. Mais si l’on ne choisit pas toutes les options commerciales, dont certaines ne s’étalent pas sur la place publique, l’on peut espérer diviser par quatre le prix de la parentalité en passant par la case Ukraine.

Concernant la sous-traitance de la gestation en elle-même, l’entreprise GestLife se targue d’avoir des bureaux dans un certain nombre de pays tiers, en plus du foyer ukrainien (avant 2022, l’Ukraine était déjà la première destination européenne, prisée par les étrangers, avec plusieurs milliers de gestation pour autrui tous les ans dans une trentaine de cliniques agréées dont une vingtaine à Kiev et 5 à Lviv).

On se souviendra peut-être de ces bébés coincés en Ukraine en 2020 lors des fermetures de frontières pour motifs sanitaires puis, depuis 2022, des difficultés liées à l’invasion russe (« depuis le début de la guerre, des dizaines de bébés destinés sont nés de GPA, mais leurs parents d'intention, pour beaucoup, restent bloqués à la frontière »). Rappelant que, « lors de la pandémie de Covid-19, surtout pendant les premiers mois de 2020, ou lors de la guerre en Ukraine (2022), où [les autres « agences »] qui n'avaient pas de bureau sur place ont cessé de servir leurs parents du jour au lendemain », GestLife se pose en pompier de la GPA : « avez-vous contracté un programme de GPA dans une agence en Ukraine, et en raison de la guerre, l’agence a fermé et ne vous répond pas ou le processus s’est arrêté ? GestLife vous aidera à récupérer votre argent et à terminer le programme correctement. […] Si vous avez déjà une mère porteuse enceinte, avec votre autorisation, nous demanderons à l’agence de transférer votre dossier, et si l’agence est fermée nous nous occuperons de la mère porteuse, et de la continuité du processus jusqu’à ce que vous réalisiez votre rêve » (blog d’actualités de GestLife).

L’entreprise explique qu’elle dispose quant à elle « de ses propres bureaux d'exécution des programmes en Grèce, en Colombie, au Mexique, en Arménie, au Kazakhstan, aux États-Unis, en Géorgie et en Albanie, avec plus de 175 employés qui se consacrent à vous aider à réaliser votre rêve ». Elle propose de prendre en charge toutes les démarches pour ses clients depuis sa clinique à Kiev d’où elle « supervise les procédures médicales effectuées dans le monde entier », contrôlant « l'évolution de tous les processus, même s'ils se déroulent à l'autre bout du monde » et prétend pratiquer une gestation pour autrui éthique et responsable « en évitant l'exploitation des mères porteuses », en contrôlant « in situ les conditions dans lesquelles elles vivent, les maisons où elles habitent, leur alimentation et leurs habitudes, ce qui ne peut se faire que si nous disposons de nos propres bureaux où nos inspecteurs effectuent un contrôle permanent. »

 

Le droit de chacun d'être parent

 

Revendiquant la GPA pour tous, au nom du « droit de chacun d’être parent », la société GestLife propose « des programmes pour tous les types de familles : couples hétérosexuels, mariés ou non, hommes et femmes célibataires, couples homosexuels (des deux sexes), personnes transsexuelles, personnes atteintes du VIH ou de l'hépatite ». Notons que le pendant "paritaire" de la PMA pour les femmes célibataires, autorisée en France depuis juin 2021, ne peut prendre la forme que de la GPA pour hommes célibataires, en attendant l'arrivée (encore hypothétique) des utérus artificiels défendus par les partisans du transhumanisme comme un pas supplémentaire vers l'égalité homme-femme. « Aucun obstacle ne peut vous empêcher d'avoir un enfant si vous êtes une personne responsable. Nous ne tenons pas compte du sexe, de l'âge ou d'autres barrières ».

Pourtant, comme le rappelle l'entreprise ukrainienne concurrente BabyGest, « pour réaliser un traitement de GPA en Ukraine, il faut être un couple hétérosexuel marié et obtenir un certificat médical qui démontre que vous êtes dans l’impossibilité de porter l’enfant ». GestLife, du fait de son statut américano-hispano-ukrainien, compte manifestement sur les circuits parallèles pour satisfaire tous les clients potentiels. A moins que l'entourloupe ne soit ailleurs. BabyGest précise toutefois que si, en tant que « transgenre », « vous êtes reconnue comme femme, en principe il ne devrait pas y avoir de contre-indications ».

Pour GestLife, tout le monde a donc le droit d’avoir un enfant, du moment qu’il a l’argent pour se le payer. Ce qui veut dire qu’il n’est pas ici seulement question des hommes ou des femmes qui ne peuvent pas ou plus procréer (maladie, ménopause...), mais aussi de celles et ceux qui ne veulent pas subir les inconvénients de la grossesse (à d’autres, nausées et vergetures…). Aucune raison médicale n’est à invoquer. Point n’est besoin de prouver une infertilité diagnostiquée.

On peut penser au cas de l'américaine Paris Hilton qui, à 41 ans, avec son conjoint, a payé les services d'une mère porteuse parce que, traumatisée par les prises de sang, « elle vit extrêmement mal le moindre suivi médical », effrayée par les accouchements qu'elle associe à la mort. D'où le choix de faire porter une autre femme avant de se mettre elle-même en scène sous les caméras dans un lit d'hôpital après la naissance du petit garçon. Quelques mois plus tard, toujours en 2023, une petite fille, dont l'embryon a été choisi pour son sexe, arrivait par le même procédé, après avoir « essayé sept fois », « C'était toujours des garçons. J'ai eu 20 garçons », dit l'intéressée.

Le principe en est qu'être une femme, c'est potentiellement souffrir de ne pas être un homme, et être un homme, c'est potentiellement souffrir de ne pas être une femme. La GPA, dit BabyGest après avoir toutefois rappelé hypocritement la loi ukrainienne, « intéresse tout particulièrement les femmes (célibataires ou en couple) qui ne peuvent pas mener une grossesse à terme. Les hommes seuls ou les couples homosexuels masculins peuvent également y recourir s’ils désirent fonder une famille, car la participation de la mère porteuse compense leur incapacité biologique à la gestation ».

Victoire par K.O. du principe de plaisir sur le principe de réalité.

 

Une garantie de "redémarrage" en cas de décès du bébé

 

En Ukraine, revendiquée comme une destination low-cost, les forfaits de GPA peuvent aller de 25 000 à presque 70 000 euros, avec par exemple l’option d’un accouchement en Belgique ou du choix du sexe de l’enfant (« la loi ukrainienne de procréation médicalement assistée permet la sélection du sexe du bébé sans que cela soit nécessaire pour des raisons thérapeutiques ou d'équilibre familial », indique par exemple le site de l'entreprise concurrente BabyGest). GestLife permet de « payer ses programmes en 5 à 7 fois, mais propose également des lignes de financement bancaire », assumant le fait de passer par des services bancaires « dans un paradis fiscal ou aux Seychelles » pour recevoir les paiements de ses clients.

Il y a évidemment les petits plus pour les personnes qui décident de choisir les gammes supérieures parmi les contrats proposés. Ainsi, « lorsque le bébé est né et que vous êtes dans votre appartement, en attendant de pouvoir rentrer dans votre pays, vous recevrez la visite d'un pédiatre pour vérifier l'état de santé du bébé. Nos accompagnateurs se chargeront de la traduction simultanée des propos du médecin ».

Le programme standard propose aussi la « présence d'une "baby sitter" dans l'appartement pendant 3 heures par jour ». Ce sera « 5 heures par jour dans les programmes Standard Plus et Premium (5 jours par semaine avec un maximum de 28 jours) ». « GestLife vous prêtera un landau pour votre bébé pendant votre séjour dans les pays où nous avons un bureau de programme (Grèce, Géorgie, Ukraine, Albanie) ».

Quant aux mères porteuses ukrainiennes, il semblerait qu’elles touchent en moyenne 10 à 15 000 euros pour la prestation (moins qu’une voiture). Mais la société annonce des indemnisations en cas de problèmes. 6 000 en cas de fausse couche, 20 000 euros en cas de perte d’organes, 20 000 euros aussi pour la famille en cas de décès de la mère porteuse. En cas de pertes d’organes de la donneuse d'ovules, 20 000 euros pour ses proches, idem en cas de décès.

Le point 24 de la liste des arguments commerciaux de GestLife est assez fort de café. Titré « GARANTIE DE REDÉMARRAGE EN CAS DE DÉCÈS DU BÉBÉ », il énonce ceci : « après le 7ème mois, toutes les agences considèrent que si l'enfant naît prématurément et meurt, le programme est terminé et vous vous retrouvez sans enfant et sans argent. GestLife est la seule entreprise au monde qui vous couvre pour cette terrible éventualité, en vous garantissant le redémarrage du même programme que vous aviez contracté, jusqu'à deux ans après la naissance, en cas de décès du bébé pour n'importe quelle raison ou cause (y compris les accidents domestiques ou de la circulation). Sans frais pour vous. » On attend de savoir quelle est la franchise en cas de sinistre et quelles sont les microscopiques notes de bas de page à ce contrat d’assurance… La société fournirait-elle aussi les pièces de rechange ? (Il y a de quoi rire jaune : on sait hélas que le Kosovo et l'Albanie ont été le cadre d'un sordide trafic international d'organes, au moins entre 1998 et 2008, impliquant très probablement celui qui a été premier ministre puis président dudit Kosovo, Hashim Thaçi, accusé par la procureure Carla del Ponte, et dont un premier procès s'est ouvert il y a un an).

Chez GestLife, « les programmes Standard Plus et Premium couvrent l'indemnisation éventuelle (10 000 euros) de la famille de la mère porteuse ou du donneur en cas de décès, ou d'eux-mêmes en cas de perte d'organes (perte de l'utérus lors de l'accouchement, lésions des ovaires lors de la ponction ovarienne, etc.) » On imagine tout le marché secondaire de l’assurance qui peut se développer sur de tels principes.

Décidément bon samaritain, l’entreprise proclame aussi être la « seule du secteur » à proposer un « service d'assistance psychologique », « gratuit jusqu'à 5 ans après la naissance de l'enfant et concerne aussi bien les parents que l'enfant (pour les clients d'Espagne, de France et d'Italie) ». De même pour les mères porteuses qui peuvent « bénéficier » d’un « suivi médical pendant un an et un suivi psychologique pendant deux ans » : « le service de soutien psychologique est offert gratuitement jusqu'à deux ans après l'accouchement ». Façon de rappeler indirectement que nous ne sommes pas dans un commerce comme les autres, qu’un bébé n’est pas une marchandise comme les autres et que la mise à disposition de son corps, de son temps et de son mental par une mère porteuse ne sont pas un service comme les autres. Mais aussi qu’un don d’ovocyte n’est pas aussi anodin qu’un don de spermatozoïdes, puisqu’il résulte d’une stimulation et d’une ponction ovariennes qui ne sont pas sans danger, afin de produire des ovules en nombre suffisant pour satisfaire le marché. L’agence française de biomédecine vient d’ailleurs de communiquer sur les réseaux « Faites des heureux, #FaitesDesParents » : « À l’occasion de la St-Valentin, l’Agence relance sa campagne sur le don de gamètes. Les délais s’allongent, on a besoin de vous [émoticône double cœur rose] », soulignant que les risques de complications sont rares, soit 0,5 %, soit 1 femme sur 200… bien plus que d’autres actes médicaux ou pathologies… Rappelons que le don d’ovocyte reste interdit dans beaucoup de pays comme la Suisse ou l’Allemagne. En France, il est autorisé à condition qu’il ne soit pas rétribué. Et depuis septembre 2022 les donneuses doivent consentir à donner accès à des informations non identifiantes (état général, caractéristiques physiques, situation familiale et professionnelle, pays de naissance, motivations du don) ainsi qu'à leur identité (nom, prénom, date et lieu de naissance) si l'enfant le demande à sa majorité, et il en va de même pour les donneurs de gamètes mâles : la problématique à l’œuvre ici est celle du "droit" de l'enfant à connaître sa filiation génétique, considérée comme au moins aussi importante que la réalité d'une parentalité effective au quotidien, et d'autre part le "risque" pour un donneur de se retrouver avec un enfant biologique qui fait à nouveau irruption dans sa vie, des années plus tard, bien qu'il n'y ait aucune obligation de rencontre ni création d'aucune filiation légale. En Espagne, le don de gamètes est non seulement autorisé mais aussi rétribué (la PMA est devenue la deuxième industrie du pays après le tourisme).

Serait-ce trop demander que de se poser la question du suivi psychologique des enfants sur le long terme, non pas parce que tous risqueraient systématiquement des troubles psychiques, mais il serait sans doute important de se demander ce que peut provoquer psychiquement chez un enfant le fait d’être un individu « acheté », sur lequel on a misé une grosse somme d’énergie et surtout d’argent pour pouvoir l’obtenir. Le sentiment de devoir quelque chose à la volonté de ses parents quant à non pas la qualité de son existence mais à son existence même est-il si anodin ?

Là est le paradoxe de notre époque : ultra-sensible à des problématiques identitaires diverses et variées, tout en mettant la poussière psychologique sous le tapis dans d’autres cas lorsqu’ils vont à l’encontre du vent sociétal. C’est probablement le cas de chaque époque. Cela oblige à revoir la notion de consensus, y compris dans les sciences "dures" où dès que l’on sort de l’expérimentation à proprement parler, l’idéologie déferle à flot, de part et d’autre. La guerre commerciale restant une guerre où la première victime est la vérité.

 

Catalogue de donneuses d'ovules et de mères porteuses

 

Pour rassurer et séduire ses clients, GestLife annonce aussi que, « par le biais de la clinique appartenant au groupe », l’entreprise « effectue directement, sans intermédiaire, la sélection des deux personnes sans lesquelles les programmes ne pourraient être réalisés : les mères porteuses et les donneuses d'ovules ». « Nous analysons leur état de santé, mais aussi leurs antécédents médicaux, ceux des membres de leur famille, leur casier judiciaire, et ils sont soumis à une série d'entretiens menés par notre psychologue qui, à l'aide d'une batterie de tests, décide si le candidat est apte ou non. Cela garantit une sélection correcte et un succès certain dans le choix de la mère porteuse et des donneurs les plus appropriés pour nos familles ». On se croirait dans une foire aux bestiaux. Et c'est effectivement sur catalogue que les clients peuvent réaliser leur choix de la donneuse d'ovocytes et/ou de la mère porteuse. Cela fait en tout cas des années que l’entreprise communique tous ces éléments de langage sur son site internet ainsi que sur ses comptes Instagram, Facebook et YouTube.

VittoriaVitta, une autre entreprise du même acabit, qui se présente comme une « agence de maternité de substitution internationale en Ukraine », elle aussi à Kiev, avec un département de « recherche et sélection des mères porteuses et des donneuses d’ovocytes », proclame que ses « donneuses sont des femmes attrayantes en bonne santé de 20 à 30 ans, sans mauvaises habitudes (toxicomanie, alcoolisme) et sans troubles génétiques ». Avant de les ajouter au « catalogue », « notre équipe sélectionne la donneuse selon des exigences claires. La loi oblige les candidates à réussir 11 examens obligatoires et, si nécessaire, 16 examens supplémentaires ». Parmi les éléments qui se retrouvent sur la fiche de la femme sélectionnée, il y a les mentions de « race, nationalité ou religion de la donneuse, éducation, état matrimonial », mais aussi les « mauvaises habitudes », les « passe-temps », la « couleur de peau » ou encore la « tendance à l’augmentation du poids ».

 

 

Dans tous les cas, il n’est plus question de droit pour la mère porteuse dans ce moment intime qu’est l’accouchement, et il n'est pas du ressort de la mère porteuse de déterminer si ce dernier sera naturel ou par césarienne (pour avoir le "droit" de choisir la date exacte de la venue au monde du bébé, grâce à un supplément de 1500 euros chez VittoriaVita). Chez GestLife, seuls les « parents d’intention », c’est-à-dire les clients de la société, ont leur mot à dire et c’est un cadeau qui leur est fait : « tous nos programmes offrent aux parents le droit d'assister à l'accouchement s'ils le souhaitent, de couper eux-mêmes le cordon ombilical et de pratiquer la technique du peau à peau. Ces techniques sont volontaires et les parents ne sont pas obligés de les pratiquer s'ils ne le souhaitent pas ». On ne demande pas à la parturiente si elle consent ou non à la présence des donneurs d’ordre pour lesquelles elle a mis son corps à disposition contre rémunération et dont certains demandent à ce que la scène soit filmée. De toute façon, elle accouchera derrière un paravent afin qu’elle ne puisse entrer en contact, ni même en contact visuel avec l’enfant qu’elle vient de faire venir au jour. On a même vu d’autres entreprises faire le choix d’offrir aux mères porteuses qui ont donné satisfaction un petit chaton en compensation psychologique après l’expulsion du bébé qui avait envahi leur corps et leurs sensations durant de si longs mois.

 

Un eugénisme à bas bruit ?

 

Dernier point, non des moindres, celui de l’eugénisme à bas bruit qui est en train de se normaliser à travers les progrès du DPI (diagnostic préimplantatoire), qui vont s’accélérer avec le développement de l’intelligence artificielle (cette capacité à traiter massivement, ultra-rapidement et simultanément des données via des algorithmes informatiques). En France, où la GPA est interdite depuis 1991, le DPI n’est autorisé que dans des cas de maladies génétiques héréditaires graves, en l’absence de remède, mais d’autres pays ont déjà permis le tri d’embryons sur la base statistique d’une susceptibilité de développer telle ou telle maladie, parfois tardivement : quelle justification sérieuse par exemple à l’élimination d’un embryon qui, selon les estimations, aurait 50 % de développer un cancer du sein après 70 ans ? GestLife ne s’embarrasse pas de ces questions : « Le DPI à 24 chromosomes (diagnostic génétique préimplantatoire) nous permet d'exclure tout embryon susceptible d'être porteur d'une maladie génétique ». Sa concurrente VittoriaVita propose quant à elle un DPI 24 chromosomes pour 2500 euros les 10 embryons, avec 350 euros par embryon supplémentaire. Affichage public de GestLife : « nous éliminons ainsi des centaines de maladies possibles, garantissant que chaque embryon implanté est le meilleur ». Ces entreprises vont ainsi beaucoup plus loin dans la définition de cet « eugénisme positif » que souhaitait déjà Julian Huxley, le frère d’Aldous (auteur du Meilleur des Mondes), non pas par l’élimination d’individus considérés comme dégénérés, à la façon des nazis, mais par la sélection des embryons avant implantation (c'est le même Huxley qui va populariser le terme de "transhumanisme" dans les années 50 pour remplacer, dans son vocabulaire, celui d'"eugénisme", sali par le nazisme).

D'ailleurs, que se passe-t-il si le bébé ne correspond pas aux attentes des clients ? S'il ne répond pas au cahier des charges ? S'il manifeste une maladie qui n'avait pas été détectée par le DPI (option du contrat qui peut coûter près de 10 000 euros supplémentaires) ? Peut-on le renvoyer à l'expéditeur, qui plus est si l'on a souscrit à une assurance particulière ? La volonté de perfection est liée à celle de pureté. Elle va toujours de pair avec l'intransigeance. L'eugénisme en est l'expression pratique, rendue possible par le développement technologique. Quand on a payé pour avoir un bébé parfait, comment accepter les défauts non contractuels ? Le germe des dérives se trouve dans le principe même de la commercialisation du vivant. De nombreux cas de rejets à la naissance ou d'abandons suite à la découverte d'un handicap ont déjà été répertoriés, en Ukraine, en Angleterre ou encore en Australie.

Et l'on peut se demander ce que vont proposer ces sociétés privées lorsqu'elles vont se payer les services de médecins spécialisés dans les NGT ("new genomic techniques"en français, "nouvelles techniques génomiques") ou NBT ("new breeding techniques", en français "nouvelles techniques de sélection"), ces successeurs des OGM rendus possibles par la récente révolution, formidable à bien des égards, des ciseaux génétiques Crispr-Cas9 qui permettent d'éditer le génome d'un organisme vivant sans l'apport d'un morceau de gène étranger. On se souviendra peut-être de ces bébés chinois génétiquement modifiés, officiellement pour les rendre soi-disant résistants au virus du sida (à quand les études randomisées en double aveugle ?), mais dont il semble que le morceau d'ADN concerné soit suspecté d'être lié à l'activité cérébrale. Autrement dit, il semblerait bien que, très fantasmatiquement, ces manipulations aient eu pour objectif de produire des individus "cérébralement augmentés". Le généticien He Jiankui, responsable de ce programme de bricolage génétique, surnommé le Frankenstein chinois, a disparu des radars pendant trois ans (le pouvoir raconte qu'il a été puni et emprisonné) avant qu'on ne lui redonne une place dans un nouveau laboratoire. Il paraît impensable qu'il n'ait agi qu'en "free lance". L'ère de l'expérimentation sur l'humain n'est de fait pas close. Et les conséquences commerciales sont à faire redouter.

 

La question des limites

 

La question fondamentale est donc de savoir si le récent vote du Parlement européen aura un impact sur les pratiques de ces sociétés qui proclament leur gestion éthique de la GPA commerciale : à quel moment commence l’exploitation industrielle ? Jusqu’à quel point les mères porteuses sont-elles libres de leurs choix, dans la mesure où elles signent le même contrat que les clients de l’entreprise commerciale ? Littéralement parlant, la GPA commerciale n’est pas interdite par ledit vote du 23 avril 2024. Quant à GestLife, elle claironne lutter « ouvertement et courageusement contre l'exploitation des femmes enceintes par certaines cliniques, où elles peuvent recevoir un traitement inhumain, dégradant, discriminatoire ou d'exploitation. » Si l’on en reste aux bons sentiments, que dire à une entreprise qui affiche un « code d’éthique », en se donnant pour objectif « que chaque matin vous voyiez le visage souriant de votre bébé qui donne un nouveau sens à votre vie et la remplit de couleurs et d'enthousiasme pour vivre à nouveau » et qui « affecte une partie de ses frais aux œuvres sociales » en aidant « les orphelinats de Kiev en Ukraine » ? « En décembre 2023, nous avons installé des chauffages dans l'orphelinat nº3 de Kiev, pour éviter qu'ils n'aient froid pendant l'hiver ». Le bio-washing semble avoir de beaux jours devant lui.

La question n’est pas de savoir si ces enfants seront heureux ou non, probablement le seront-ils, mais c’est de savoir s’il est bon de favoriser la reproduction sociale de ce type de personnalités qui considèrent, sans trop de scrupule ou juste avec un peu de mauvaise conscience, que la réalisation de leur désir (qui confine ici au caprice) peut passer par l’établissement d’un système ultralibéral qui ressemble farouchement à une forme d’esclavage moderne (la location d’un corps humain 24h/24 est loin du principe du salariat) et qui enrichit les entrepreneurs de cette nouvelle traite d’êtres humains. Notons qu’on ne parle jamais que d’une seule grossesse pour la mère porteuse, alors que l’on sait très bien les risques d’un enchaînement industriel des grossesses afin d’optimiser la production si elle devait s’installer durablement dans la logique d’un travail à temps complet pour avoir les moyens de subvenir à ses besoins vitaux et familiaux.

Notons aussi que derrière ce débat, il y a comme un retour en force de la vieille conception du droit du sang (le sang, c'est l'ancien nom pour désigner le gène) contre le droit du sol (l'utérus n'est-il pas le terrain sur lequel pousse le foetus ?) Autrement dit : pourquoi la mère biologique serait-elle davantage mère que celle qui a hébergé, nourri, fait grandir l'enfant en son sein et qui, dans le processus de GPA, finit souvent invisibilisée ? En quoi la grammaire physiologique et génétique d'un embryon serait-elle supérieure à la grammaire sensitive et émotionnelle qu'un bébé reçoit à travers le ventre qui le porte ? Nous ne pourrons pas nous débarrasser facilement de ces questions.

L’humain est un être de transgression, et la question est donc de savoir où l’on pose les limites éthiques à ce qui est techniquement possible. Plus les limites seront éloignées, plus l’humain cherchera à les dépasser, parce qu’une telle transgression valorise celui qui la pratique.

En novembre 2022, une chercheuse en philosophie défendait dans la revue scientifique Theoretical Medicine and Bioethics l’idée que, si « les grossesses peuvent être menées à terme avec succès chez les femmes en état de mort cérébrale », il n'y aurait « pas de raison médicale évidente pour laquelle l'initiation de telles grossesses ne serait pas possible » dans le cadre d’un « don gestationnel du corps entier ». A l’exemple du don d’organes, l’intérêt serait proposer une GPA alternative « pour les futurs parents qui souhaitent avoir des enfants, mais qui ne peuvent pas ou préfèrent ne pas le porter eux-mêmes ». J’ai envie ou je n’ai pas envie de porter le bébé moi-même. Et si je n’ai pas cette « préférence », alors je peux sous-traiter ma grossesse. Or il y a des corps disponibles en état de mort cérébrale, pourquoi ne pas en profiter ? La philosophe identifie le risque de « certaines objections féministes potentielles » et pour le conjurer elle propose, aux mêmes fins, « l'utilisation de corps masculins ».

Parité oblige !

Au forceps biotechnologique...

 

               Mathieu Lavarenne

 

PS : Fichtre... les algorithmes de Facebook ont apparemment lu cet article... ou bien ils ont "capitalisé" dans mes historiques de recherche. Et ils en ont conclu qu'il était utile de m'envoyer des publicités sponsorisées, notamment de GestLife, pour m'accompagner vers "la parentalité par le biais de la GPA" ou pour participer à des Salons de la fertilité. Ils n'ont pas perdu de temps. Hypocrisie de ce réseau qui autorise donc des publicités pour la "GPA en France", pourtant illégale, alors que d'autres sont régulièrement bannis pour bien moins que cela.

 

--> Edit - Prolongation de la réflexion :

En avril 2023, un autre scandale défrayait la chronique en Espagne où la célèbre actrice Ana Obregon, âgée de 68 ans, avait fait naître par GPA en Floride (la pratique demeure illégale dans son pays) pour la somme de 170 000 euros, dont 35 000 euros pour la mère porteuse, un enfant issu du sperme congelé de son propre fils, décédé depuis trois ans. « Tu es l'amour de ma vie au paradis et ta fille est l'amour de ma vie sur terre. Je t'aime à en mourir. » Comme si l'amour était rédemption... L'ovule provenait a priori d'une autre femme anonyme, mais, dans l'absolu, il n'y aurait aucune impossibilité sinon légale à ce que cela soit les siens, prélevés avant ménopause. L'enfant n'est donc pas seulement sa fille (en a-t-elle choisi le sexe, pardon le genre, euh non, le sexe, par DPI ?) mais aussi sa petite-fille, a minima selon la loi, puisqu'elle en est à tout le moins la mère légale, sinon par le sang. Version moderne de l'inceste. Il va falloir récrire Œdipe.

Depuis Prométhée et Épiméthée, nous savons que l'humain est un être incomplet. Et que ce "moins" est son "plus" : nous n'avons ni carapace, ni griffes, ni rapidité, ni fourrure, ni cornes, ni crocs, ni sabots... nous ne sommes qu'un animal particulièrement médiocre du point de vue de la nature et qui aime parfois à se le rappeler en jouant à Koh-Lanta. Heureusement, le brave Titan Prométhée, qui avait la fibre sociale, nous a fourni le feu, dérobé à Héphaïstos, en même temps que les plans des arts et des techniques, volés dans l'atelier d'Athéna (ce Léonard de Vinci de l'époque), ainsi que l'art politique, art de la couture civique et de la concorde sociale, chipé à Zeus. C'est ce qui fait que nous, petite boule de glaise délaissée par surplus suite à l'invention géniale par Épiméthée de l'écosystème naturel pour amuser la galerie divine (quand le chaos est devenu cosmos et que chaque dieu est à sa place, que tout est rangé et bien briqué, l'ennui guette... or l'éternité, c'est long, surtout vers la fin... et quoi de plus amusant que d'observer, de haut, la lutte de tous contre tous, entre proies et prédateurs, et l'"éternité" de la chaîne alimentaire), nous, animal raté et résidu de fond de sac, nous possédons toutefois des attributs divins et nous pensons capables de nous rapprocher des dieux (moyennant quelques rappels récurrents, plus ou moins diluviens, qui ramènent notre hubris, notre démesure "prométhéenne", à la raison et au réel).

Or, la génétique et les biotechnologies nous donnent de nouvelles ailes. La question de la définition de l'humanité est toujours celle de son propre dépassement, qui prend aujourd'hui la forme du transhumanisme, de l'homme augmenté, construisant le pont entre le vivant et le mécanique, grâce à l'intelligence artificielle et à son carburant, le "Big Data". La question de l'humain est toujours celle de la limite. Une limite peut être physique, matérielle ou technique... Dans ce cas, elle est objectivement définissable. Mais l'homme n'est pas que matière. Il est même essentiellement esprit (langage, pensée, idées, principes, valeurs, morale, éthique...). Autrement dit, son existence est avant tout symbolique. Littéralement, le sym-bole, c'est ce qui réunit, ce qui rassemble, c'est ce qui s'assemble (à l’inverse du dia-bole, diabolique, qui divise et disloque).

Ce qui donne consistance à une civilisation, ce qui permet de civiliser ce bloc de pulsions qu'est un nouveau-né humain (ce grand prématuré qui a besoin de « maturer » durant près de 20 ou 30 ans avant de pouvoir couper le cordon avec sa maman, cas unique parmi toutes les espèces animales), c'est tout un ensemble de règles symboliques, d'interdits, de limites (même les mots du langage humain sont des limites, des cases, des cages, des cadres, qui tentent maladroitement d'enfermer dans leurs rets des choses pourtant toujours plus nuancées). Ce qu'on peut appeler un "montage symbolique", une "construction artificielle impalpable" qui prend progressivement la forme d'institutions. C'est en ce sens qu'une société humaine n'est ni une meute ni même un essaim où chacun trouve sa place comme pour l'éternité (une ruche, c’est génial, mais ça n’a pas d’histoire).
Les mœurs, us et coutumes, ont leur poids, au côté des lois et du droit, version plus rationalisée des précédents. C'est à travers ces limites morales, éthiques ou politiques que nous nous construisons en tant qu'humain.

Mais par-là même, comme autre face de la même pièce, l'humain est aussi un être de transgression. Parce que les limites qu'il se donne ne sont pas naturelles (s'il fallait ne compter que sur la Nature, cette créature fantasmatique à bien des égards de la conscience humaine du réel, pour construire l'homme, pour dompter l'animal humain, nous pourrions oublier toute finesse civilisationnelle, tout subtilité spirituelle, tout génie humain). L'humain, qu'il le veuille ou non, est un animal politique. La transgression, qu'il le veuille ou non, est dans son quotidien. Or la politique est l'art d'un équilibre toujours précaires (surtout pas une Science... encore moins une Nature) : l'art de poser la question des limites. L'art, même, de poser des limites.

Aujourd'hui, le développement des sciences et des techniques, en l'occurrence des technologies, est tellement rapide qu'il devrait solliciter la politique comme jamais (c'est-à-dire produire du débat civique, toujours plus qualitatif, dans des espaces d'argumentation, toujours plus nombreux). Or c'est l'inverse qui se passe. Comme une huître apeurée, nous nous refermons dans le confort douillet de ce que les algorithmes créent pour nous, à notre image (nous vivons une sorte de stade du miroir civilisationnel, une exacerbation du narcissisme, du like et de l'auto-like, comme palliatif à la prise de conscience d'un certain néant existentiel impossible à combler individuellement). La technologie est désormais capable d'une multitude de choses, impensables il y a quelques décennies à peine. La médecine n'est plus seulement réparation, remise à niveau par rapport à une certaine normalité physiologique, mais capacité à dépasser la nature organique de l'humain. La jambe de bois et le croc du capitaine Crochet étaient palliatifs, forme de réduction d'un handicap. Les lames en fibre de carbone du champion paralympique Oscar Pistorius lui ont permis de battre à plate couture des jambes "seulement" naturelles (gonflées tout de même par les techniques artificielles de l'entraînement sportif). Quand la prothèse technologique, qui était un pis-aller, devient supérieure à l'organe physiologique, la voie de l'homme augmenté devient une autoroute. Dans le cas de Pistorius, ses lames restaient un handicap dans nombre de situations de la vie quotidienne et son "augmentation" n'était que segmentaire. Mais le temps où des humains demanderont volontairement la suppression d'organes de chair pour les remplacer par des prothèses plus performantes est sous notre nez. Tout ce que peut la technique est-il bon ? Voilà la question qu’il faut se poser au-delà du vieux débat clivant entre progressistes et réactionnaires, largement fallacieux. Parce qu'on peut être progressiste et fasciste (une des premières définitions du fascisme, dont le nazisme est en ce sens une sous-catégorie, c'est la volonté de créer un Homme Nouveau et une utopie sur terre). Aujourd'hui plus que jamais nous avons besoin de nous poser la question de la limite : « Telle ou telle chose est désormais possible, certes, mais est-ce bien, est-ce bon ? »

Et que dire de l'argument des progressistes fatalistes qui consiste à expliquer que si nous ne suivons pas le mouvement du développement technologique, alors nous finirons immanquablement dans le fossé de l'histoire, parce que ce que nous ne ferons pas d'autres le feront ? Faudrait-il supprimer les feux rouges parce que certains les grillent ? La fuite en avant progressiste est probablement aussi dangereuse que la résistance aveugle et ignorante aux nouvelles technologies. Tous ces sujets doivent trouver leur place dans l'espace public.

Nous devons d’abord trouver et démontrer les meilleurs usages de ces nouveautés qui s'imposent dans notre paysage, sans que nous ne puissions passer à côté de nouvelles réglementations, de nouveaux contrôles, de nouveaux interdits.

Puissent-ils être intelligents !

Entre prudence conservatrice et audace progressiste, sans doute ne faut-il pas choisir. Mais poser des limites. Qui sont comme des frontières (tout autant murs que points de contact et lieux de passage). Toujours artificielles, toujours imparfaites, toujours contestables. Mais toujours nécessaires pour pouvoir se repérer, se positionner et se construire.

M.L.

 

 

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