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30 septembre 2020

Platon, « un activiste politique » : Hommes ou dieux, qui sont les marionnettes ?

 

Hommes ou dieux,

qui sont les marionnettes ?

- A partir d’une lecture des Lois -

 

 

                                            par Mathieu LAVARENNE

  Mini-mémoire de Master de Philosophie sous la direction d'Anne Merker (Unistra)

 

 

« Quiconque développe un discours sur les lois comme nous le faisons à présent, donne un cours à ses concitoyens, et non des lois ». « Législateurs, nous sommes en effet en train de le devenir, mais nous ne le sommes pas encore, même si nous pourrions bien être en mesure de le devenir ».

Platon, Les Lois, IX, 857 e – 859 c

 

« D’où les Grecs tiennent-ils cette liberté, ce sens du réel ? Peut-être d’Homère et de ceux qui l’ont précédé ; car ce sont précisément les poètes, dont la nature n’est généralement pas des plus justes ni des plus sages, qui ont en propre ce goût des choses réelles et effectives sous toutes leurs formes, et n’ont pas la prétention de nier complètement le mal : il leur suffit de le voir se modérer, renoncer à répandre la mort ou empoisonner les âmes – ce qui veut dire qu’ils sont du même avis que les fondateurs d’Etats en Grèce, dont ils ont été les maîtres et précurseurs ».

Nietzsche, Humain trop humain, II, 220, « ce qui est vraiment païen »

 

« Nietzsche qui était un grand admirateur de Cicéron affirmera que la métaphysique platonicienne est fondée sur un mot-pouvoir, sur un mot d'ordre, et qu'elle est traversée d'une volonté de puissance latente, d'une rhétorique subtile et cachée. »

Samuel IJsseling, Rhétorique et philosophie. Platon et les Sophistes.

 

 

En guise d’introduction

 

Platon n’est pas mort. Son cœur bat toujours dans les questions intemporelles qui nous préoccupent. Et nous pouvons en devenir haruspices et tenter d’éclairer notre avenir en lisant dans ses entrailles, c’est-à-dire en ses livres, sous leurs nombreuses couvertures. Car non seulement Platon use régulièrement de l’ironie, héritée de son maître Socrate, mais il ne parle jamais en son nom, usant de personnages-masques, souvent anachroniquement réunis. C’est aussi ce qui fait sa force et alimente intempestivement les débats. Sans oublier le filtre de la langue grecque, de sa souplesse et de ses capacités abstractives dont Platon est un maître. Car nos catégories de vérité, d’histoire, de mémoire, de science, de philosophie même, peuvent se trouver profondément chamboulées à son approche. « Platon-au-pied-de-la-lettre » est un monstre froid. Il se vit, se remue, se rumine.

 

Posons l’hypothèse que l’âme selon Platon ne soit pas tout à fait immortelle1. Certes, elle est incorruptible, universelle, immuable, elle a un arrière-goût d’éternité. Mais si par malheur, nous, ses descendants, cessions d’entretenir la flamme et le feu de ses pensées, jusqu’à ce que son nom même nous soit complètement inconnu, alors, nous porterions certainement le poids de son ultime décès (encore que quelques braises subsisteraient dans les livres qui demeureraient et ne demanderaient qu’à être réactivées par un souffle amoureux). On ne meurt pas qu’une fois.

 

Platon n’est sans doute pas un ‘métaphysicien’ à proprement parler, il l’est devenu, par lecture rétrospective (le terme lui-même étant un tantinet anachronique). Il n’est pas uniquement un ‘savant’, ‘philosophe de la nature’ cherchant à déterminer les catégories du réel. ‘Chercheur de vérité’ sans doute, comme d’autres sont chercheurs de pépites d’or, mais surtout ‘amoureux de la sagesse’. Si l’on en croit Nietzsche dans son Introduction à la lecture des dialogues de Platon, le fondateur de l’Académie se concevrait avant tout comme un « activiste politique » : « nous ne pouvons, dit le philosophe allemand, le considérer comme un systématique in vita umbratica, mais au contraire comme un activiste politique, qui veut entièrement changer le monde et qui est, entre autres choses, et encore en vue de cette fin, un écrivain »2.

 

Si l’on suit cette hypothèse pour en mesurer la solidité et la consistance (le son qu’elle renvoie lorsque l’on use du marteau nietzschéen pour l’éprouver) le souci premier du philosophe n’est pas la connaissance pure désintéressée du scientifique, travaillant dans son laboratoire. Il est disciple de Socrate le moraliste (qui a renoncé à la connaissance des astres pour se plonger dans l’arène de la Cité) et non pas d’Aristote, comme notre regard historique inversé tendrait inconsciemment à le faire entendre. En digne héritier critique des sophistes3 (cette ‘classe’ d’intellectuels qu’il souhaite remplacer, et dont faisait partie Socrate – tout en cherchant à s’en distinguer, si l’on prend au sérieux les critiques d’Isocrate4 et les railleries d’Aristophane), son souci est la politique, c’est le souci du régime politique, non pas seulement la théorisation abstraite du meilleur régime (et sa quête d’influence sur des hommes d’État comme Archytas ou Denys de Syracuse), mais la transformation concrète des âmes par la philosophie, le dialogue et la lecture, par la mise en commun de la raison agissante, au nom de la justice commune.

 

Il serait en ce sens bien plutôt un créateur de vérité ou, pour reprendre l’expression de Marcel Détienne, un « maître de vérité »5. Parménide, Empédocle, Héraclite et tant d’autres ont écrit en vers, et Platon, grand maître des mots, usait de ‘mythes’. Ce serait une erreur rétrospective que d’y apercevoir une première étape vers une science rigoureuse et moderne (selon la réductrice conception de l’inéluctable marche en avant du progrès qui aveugle parfois sur les incommensurables richesses des Anciens). Platon n’était pas le métaphysicien du « Monde des Idées » qu’on imagine (la formule n’est littéralement pas de lui) : son souci véritable semble avoir été la transformation du monde, la refondation politique d’une civilisation que, mélancoliquement, il jugeait en déclin. Il se voulait comme le porteur de cette nouvelle flamme.

 

 Les dieux dans les Lois

Dans cette optique, Les Lois6, son dernier écrit, sont une oeuvre littéralement « excentrique » à différents niveaux, selon Anissa Castel-Bouchouchi7 : poursuivant un itinéraire dialectique original durant lequel les esprits cogitent, la mise en scène platonicienne entraîne trois protagonistes sur un long cheminement des corps, depuis Cnossos, près du bord de mer en Crète, jusqu'à la caverne de Zeus au sommet du Mont Ida, à près de 1000 m d'altitude. Les outils modernes de géolocalisation nous permettent de nous projeter sur un trajet pédestre d’une douzaine d'heures, sans pause, – improbable pour une telle pérégrination entamée par trois hommes d'un âge certain : un étranger venu d'Athènes, qui remplace Socrate dans la structure littéraire du texte (un Socrate symptomatiquement absent pour la première fois d’un ouvrage de son disciple, livre inachevé d'un auteur déjà vieillissant qui se pose la question de la transmission de son héritage intellectuel), le spartiate Mégille, un autre étranger venu cette fois de Lacédémone dans le Péloponnèse, ainsi que le local de l'étape, Clinias, crétois d'origine.

crete trajet

Particularité soulevée par Leo Strauss, "les Lois commencent par le mot 'dieu'; aucun autre dialogue de Platon ne commence ainsi. Les Lois sont l'ouvrage le plus pieux de Platon. Il existe un dialogue de Platon dont le dernier mot est 'dieu', c'est l'Apologie de Socrate"8. Ce sera le fil rouge de notre étude. Le livre I des Lois postule dès l'ouverture (624a-635a) que les dieux sont "responsables de l'établissement de vos lois", à Sparte comme en Crète. "Zeus fut le père et l'inspirateur de Minos, Apollon Pythien est à la source de la législation de Lycurgue. Le pèlerinage à la grotte de Zeus est donc une remontée aux origines de la législation"9. La question de l'impiété10 et celle des dieux sont donc omniprésentes dans ce dialogue. Pas seulement les divinités célestes, les plus anciennes, ces astres visibles aux corps parfaits qui tournent dans le ciel, mais aussi les divinités souterraines des Enfers, celles de l'Olympe, les dieux et déesses tutélaires, ainsi que celles de la mythologie, souvent nommées, mais aussi « les démons » et « les héros », ces "enfants des dieux", cités à foison. Qui voudrait y voir une tendance "monothéiste" ou tout au moins à l'épuration philosophique de la divinité achopperait sur de nombreux passages11.

 

« Organisons en paroles une cité, comme si nous en assurions la fondation dès l’origine », dit Clinias (702d, livre III), en « promulguant parmi les lois de chez nous celles qui nous agréent et des lois qui viennent d’ailleurs, sans tenir aucun compte de leur caractère étranger, pourvu que nous les trouvions meilleures ». Ce qui est d’ailleurs une belle définition de l’universalisme avant l’heure. Mais paradoxalement, la nouveauté ne devra pas être vénérée davantage que de l’ancien qui aurait déjà fait ses preuves, bien au contraire. Seule la raison prévaudra. Un nomothète souhaitant fonder une cité idéale devra donc prendre frontalement cette donnée factuelle des croyances dont sont imprégnés par avance les esprits. Nous ne sommes pas dans une utopie ex-nihilo.

 

carte grèce

Face à l’argument que les dieux pourraient ne pas s’intéresser aux affaires humaines, si méprisables, l’étranger d’Athènes affirme paradoxalement que « les affaires humaines ne méritent guère qu’on s’en occupe. Il est pourtant nécessaire de s’en occuper, voilà qui est dommage » (803b). A plusieurs reprises (644d, 803c), l’Homme est présenté comme « un jouet pour la divinité », une « marionnette » réalisée « soit pour s’amuser », « soit avec un dessein sérieux », mais que nous, humains, ne connaissons pas. Dans un discours sur les lois et la politique, cela sonne étrangement. Mais en 804b, face à l’accusation de Mégille qui lui reproche de ravaler un peu bas le genre humain : pardon, rétorque l’étranger athénien, « j’avais le regard fixé sur le dieu » ! Donc sur le modèle divin. Et il concède alors que le genre humain n’est pas sans valeur et « mérite d’être pris quelque peu au sérieux ». Voilà pour l’ironie. Mais une ironie qui dit tout de même quelque chose sur la fonction du dieu dans le discours platonicien, quelles qu’en soient les difficultés pour parvenir à définir précisément la pensée platonicienne sur ce sujet, qui file comme une anguille entre les doigts12. Quelle est donc la place des dieux dans ce texte des Lois ? Quelle représentation Platon en donne-t-il dans leur rapport à la Cité ? A-t-on affaire à de simples validations des croyances traditionnelles existantes ? La religion est-elle un sous-domaine comme les autres à réorganiser pieusement ? Ou bien Platon tente-t-il subtilement d’en subvertir le sens et la définition pour en faire comme « ses marionnettes » au service du bien public et de la justice pour tous, dans la ‘caverne’ de l’humanité ?

 

 

Le dieu comme paradigme éthique

 

La première définition d’un dieu, la plus partagée dans l’Antiquité, est celle d’un être vivant immortel, correspondant à la définition des astres : ils ont un corps parfait, sphérique, un mouvement parfait, circulaire et infini, dont ils ont le principe en eux-mêmes, c’est-à-dire une âme, et sont donc immortels, les humains pouvant en témoigner visuellement depuis les temps les plus immémoriaux. Ce sont ces dieux célestes qui auraient ensuite donné l’idée des dieux terrestres et infernaux, qui vont permettre d’expliquer nombre de phénomènes naturels, puis des dieux urbains régissant les Cités des hommes13. Quant à leurs caractéristiques physiques et psychologiques particulières, ainsi que leurs rapports aux Hommes, depuis au moins Homère et Hésiode, les débats font rage. Quelle est la position de Platon, si tant est qu’elle soit clairement identifiable ?

 

Dans le Critias, presque contemporain des Lois, le personnage principal affirme tout de go que l’homme ne pourra jamais rien savoir sur les dieux: "les choses célestes et divines, nous en sommes satisfaits, même si ce qu'on en dit n'en donne qu'une pâle copie"14 . A la même époque, dans le Timée, le personnage éponyme assène que les discours sur les dieux ne pourront jamais être autre chose que des « mythes vraisemblables », dont il faut bien se contenter15. Dans le Cratyle, Socrate lui-même affirme que « si nous étions de bon sens, la meilleure façon serait de dire que nous ne savons rien au sujet des dieux, pas plus sur eux que sur les noms qu’ils peuvent bien se donner entre eux » (400d). Des positions qui rejoignent les propos de nombreux sophistes, en particulier Protagoras16.

 

Selon l’Athénien des Lois, il convient de s’attacher au « juste milieu » qualifié d’ « accommodant » (792d), car c’est la « disposition que nous attribuons à la divinité en nous fiant raisonnablement à la tradition d’un oracle. » « C’est aussi à cette disposition que doit tendre celui d’entre nous qui veut être un homme divin », en l’occurrence ni « poursuivre les plaisirs », « cause de corruption », ni « fuir totalement les douleurs », ni « laisser-aller » éducatif, ni « servitude brutale et sauvage », mais la recherche d’une attitude mesurée. Il y aurait donc eu un oracle, dont le contenu se serait transmis par tradition orale dont il faudrait raisonnablement lui accorder notre confiance, afin de pouvoir établir une caractéristique de la divinité. Le fil est bien ténu. La prudence platonicienne à parler des dieux est manifeste. Et cette prudence langagière reste de mise dans de nombreux passages des Lois, nous le verrons.

 

Au fond, l’objectif platonicien est de déterminer la bonne définition du dieu face aux fausses représentations qui foisonnent chez les poètes mais aussi chez les physiologues (ces naturalistes qui s’expriment aussi souvent en vers). Mais sur quels critères ? Les livres II et III de la République sont une critique des représentations divines de Homère et, par ricochet, des autres poètes : le dieu ne doit pas être avare, luxurieux, colérique et notamment jaloux… au contraire, il doit être bon. Mais que les dieux ne soient pas jaloux, ce n’est en rien une critique venue d’une théologie qui tendrait à devenir rationnelle, c’est qu’il s’agit de briser la traditionnelle réticence à vouloir devenir divin par crainte de la colère des dieux. Et devenir divin "dans la mesure du possible", c'est littéralement la définition de ce désir de sagesse nommé philosophie.

 

Platon réélabore le concept des dieux (comme sages, gouvernés par le noûs, l’intellect, amis des sages, etc.) pour que l’homme puisse vouloir devenir le plus divin possible, qu’il désire tendre à l’excellence, que le noûs devienne le but de toute éducation, et que celle-ci soit élévation. Voilà sans doute l’enjeu, dans une inspiration orphique, de la subversion platonicienne du précepte delphique : « connais-toi toi-même », traditionnellement, connais tes limites, ta mesure, tu es homme et non dieu17, pour le transvaluer en un « découvre que ton fond, ton âme est de même nature que celle des dieux »18. Tu es fait pour devenir divin (c’est l’enjeu de l’Alcibiade dont on sait que le personnage a commis de nombreuses impiétés19). Là encore, le concept d’âme est un concept que l’on pourrait qualifier de performatif, qui ne désigne pas nécessairement une réalité substantielle.

 

Là où les hymnes homériques présentent le jeune Hermès comme un enfant précoce mais tyrannique, vil chenapan, cruel et sanguinaire, qui dérobe notamment les vaches d’Apollon pour les gloutonner en brochettes, cela ne passe pas, dans les Lois. La faute en est aux poètes, car un tel modèle est socialement nuisible : « Aucun des enfants de Zeus ne prenant plaisir à la ruse et à la violence ne s’est laissé aller à pratiquer l’un ou l’autre de ces méfaits. Que personne donc ne se laisse induire en erreur en ces matières par de mauvais poètes ou autres fabricants de mythes, et n’aille s’imaginer qu’en dérobant ou en volant il ne fait rien de honteux et qu’en réalité il agit comme le font les dieux eux-mêmes. Il n’y a en effet ni vérité ni vraisemblance en cela, et quiconque agit de la sorte en violant la loi n’est ni un dieu, ni un fils de dieux » (941b) !

les-6-dieux-de-gotlib-1973

Il faut donc affirmer que « les dieux sont bons parce qu’ils possèdent la vertu dans son ensemble, et que le soin de toutes choses est leur tâche la plus propre »... « Convenons ensemble qu’ils sont bons » (900d) : ils sont donc sages, excellents et courageux, ils savent, voient et entendent tout, prennent soin de tout, et ne se laissent pas aller : ni insouciants, ni paresseux, ils ne peuvent donc être négligents à l’égard de l’Homme qui est parmi les êtres vivants « celui qui révère le plus la divinité (902b). « Que les dieux existent et qu’ils prennent soin des hommes, c’est, à mon avis du moins, ce que nous n’avons pas trop mal démontré ». Mais évidemment, aucune preuve tangible de tout cela, le discours est toujours emprunt de prudence : « point de vue », « opinion », « dans la mesure du possible ». On est donc fondé à penser que, par nécessité morale et politique, les dieux prennent la forme de figures régulatrices, d’idéal régulateur des comportements, de modèles éthiques, sur la base du probable et du convaincant. En ce sens, le dieu, c'est l'idée de l'homme.

 

C’est d’ailleurs l’un des sens du mot vérité (l’a-lètheia, c’est-à-dire non pas tant le dévoilement métaphysique du monde, mais plutôt ‘ce qui doit être conservé précieusement en mémoire’, ce qui ne doit pas tomber dans la plaine de l’oubli, ce qui mérite d’être retenu, parce que cela vaut20).

 

Platon, « éducateur de la Grèce » ?

 

platon

Que l’on ne sache rien ou pas grand-chose des dieux, au fond, cela ne change rien. C’est donc une question d’éthique. C’est ce que l’on veut des hommes qui dicte la représentation des dieux, quitte à mentir sciemment sur la réalité supposée des dieux pour ne pas gâcher le projet éducatif de la République. « Ainsi, il nous faut d'abord, semble-t-il, veiller sur les faiseurs de mythes, choisir leurs bonnes compositions et rejeter les mauvaises. Nous engagerons ensuite les nourrices et les mères à conter aux enfants celles que nous aurons choisies, et à travailler l'âme avec leurs mythes bien plus que le corps avec leur mains; mais de celles qu'elles racontent à présent, la plupart sont à rejeter. […] La tromperie est sans beauté quand on représente mal les dieux et les héros, comme un peintre qui trace des objets n'ayant aucune ressemblance avec ceux qu'il voulait représenter. […] Quand bien même la conduite de Kronos et la manière dont il fut traité par son fils seraient vraies, je crois qu'il ne faudrait pas les raconter si légèrement à des êtres dépourvus de raison et à des enfants, mais qu'il vaudrait mieux les ensevelir dans le silence"21.

 

« Les dieux d’Homère et d’Hésiode, hoi theoi, chacun des dieux, hekastos autôn (381c), Ouranos et Kronos, Zeus éperdu de désir, Protée et Thétis, Héra en mendiante, ils mentent, se déguisent, changent de forme, trompent et enchantent comme des sophistes », explique Barbara Cassin22. C'est ce que dit Platon dans la République : « De raconter qu’Héra a été chargée de chaînes par son fils, qu’Héphaïstos a été précipité par son père pour avoir voulu défendre sa mère contre les coups de son époux, et que les dieux se sont livré tous les combats imaginés par Homère, voilà ce que nous n’admettrons pas dans notre république, qu’il y ait ou non allégorie (huponoia) dans ces fictions » car nous ne sommes pas poètes, mais « fondateurs d’Etat » (378d-e)23. Là encore, le critère n’est pas scientifique (la connaissance véritable des dieux), il est explicitement politique (ce que les dieux doivent être dans le cadre de la communauté des croyants).

 

L’exclusion des poètes, dont Hésiode et Homère, par la République et par les Lois est à nuancer, d’une part parce que cela n’empêche pas Platon de continuer à les citer24, sans forcément les critiquer, mais aussi parce qu’il n’exclut de fait pas tous les poètes et, plus encore, parce qu’il s’exprime lui-même en poète, tant dans le style qu’à travers l’usage récurrent des mythes. En 811c par exemple, l’étranger d’Athènes revient sur le chemin parcouru : « les discours que nous avons tenus depuis l’aurore jusqu’à maintenant, ces discours, qui ne me semblent pas avoir été tenus sans la faveur d’une inspiration divine, m’apparaissent ressembler en tout point à la poésie ». Aux poètes qui pratiquent la tragédie et l’esprit de sérieux et qui s’inquiéteraient de savoir si leurs œuvres seraient acceptées dans la nouvelle Cité, l’Athénien répond : « excellents étrangers, auteurs de tragédie, nous le sommes nous-mêmes, et dans la mesure de nos forces, de la plus belle et de la meilleure ; en tout cas, la constitution politique en son ensemble que nous proposons se veut une imitation de la vie la plus belle et la meilleure, et c’est vraiment là, à notre avis du moins, la tragédie la plus authentique » (817b). C’est bien l’oeuvre des poètes que Platon, en tant qu’éducateur du peuple, escompte remplacer, non sans une forme d’ironie. « Cela dit, si vous êtes des poètes, nous le sommes aussi et pratiquant le même genre, nous sommes vos rivaux dans la fabrication et la représentation du drame le plus beau, celui que seule est naturellement apte à mener à son terme la loi véritable ». Là non plus il ne faut pas chercher à y trouver une supposée théologie rationnelle, mais bien une forme de mythologie, on ne peut plus traditionnelle, mais à label éthique25.

 

Dans les Lois (VII 796 c), hors du cadre d'un discours qui serait explicitement mythologique (de l'ordre du muthos), Athéna est par exemple présentée comme modèle à imiter pour la jeunesse : justifiant la nécessité d’apprendre à danser tout en maniant les armes (meilleure façon de préparer la paix en anticipant la guerre, hommes et femmes sur pied d’égalité), l’Athénien présente « la déesse vierge qui est notre divinité tutélaire et qui se plaît aux divertissements que constituent les évolutions des choeurs ». Il ajoute qu’« elle ne crut pas devoir se divertir les mains vides : elle se munit au contraire de son armure complète et c’est ainsi qu’elle se mit à danser ». La déesse est donc une femme, vierge, qui a une armure, mains et pieds, puisqu’elle danse. Représentation totalement anthropomorphique à rebours de certaines supposées idéologies religieuses platoniciennes. La représentation du dieu renvoie ici à un principe d’efficacité et non de vérité. L’étalon, c’est toujours la cité.

L’objectif platonicien est de canaliser les poètes, de les passer au crible d'une forme de censure « rationnelle », à des fins éducatives et politiques (d'ailleurs, aucune société n'en est quitte ni ne l'a jamais été : les débats, humains trop humains, sur l'iconographie des dieux sont manifestement un invariant des sociétés humaines). La représentation du dieu, très logiquement, doit passer sous les fourches caudines de cette censure, indépendamment de sa teneur véritable en vérité scientifique, mais au regard de son aléthéia pédagogique. Le critère est celui de la moralité des hommes, c’est-à-dire leur conformité ou non aux idées de beau, de bien et de juste. A l’instar des mélodies musicales qui doivent elles aussi passer au tamis de la raison : d’une part l’espèce « raisonnable et réglée » qui « rend meilleurs les hommes », d’autre part « l’espèce populaire et doucereuse », celle qui « les rend pires » (802d).

 

Platon cherche littéralement par son œuvre à remplacer Homère et Hésiode, selon le précepte « on ne détruit que ce que l’on remplace » (formule employée par Danton, Auguste Comte ou encore par Louis-Napoléon Bonaparte dans une lettre au général Piat en 1848), à la façon dont les fêtes chrétiennes se sont glissées dans les petits chaussons des fêtes païennes, comme par exemple la Nativité en lieu et place du Sol Invictus des Romains, au moment du solstice d’hiver, lorsque le soleil, au plus bas sur l'horizon, va commencer à regagner des forces, lorsque la lumière commence à reprendre le dessus sur l'obscurité.

Socrate serait en quelque sorte le nouvel Ulysse, nouveau modèle des petits Grecs, celui auquel on doit (et veut) s’identifier, celui qu’il faut imiter. Le poète, dit Platon, « pare de gloire des myriades d’exploits des Anciens et ainsi il fait l’éducation de la postérité » (Phèdre, 245 a). Poète, voilà donc une fonction que se donne littéralement Platon, au-delà de la question stylistique26. Non que le savoir et la poésie s’opposent. Mythologie et poésie ne sont pas des antithèses de la science, muthos et logos n’ont rien de contradictoire : mais la poésie est en quelque sorte l’orientation de la science, elle donne sens au savoir et plus largement à la quête de savoir. Pourquoi tant de connaissances sophistiquées, si c’est pour décliner moralement et politiquement ? Platon respecte Homère comme grand homme, mais il faut l’évincer en tant que principal éducateur des petits Grecs, car ses valeurs ne sont plus celles qui conviennent aux Athéniens qui manquent de principes stables, de confiance, qui sombrent dans la démagogie, la sophistique, le relativisme de l’opinion, le culte du désir et de la nature, de la jouissance physique façon tonneau des Danaïdes, dans la recherche de la vaine gloire. Ils ne savent plus distinguer entre les principes et les instincts… Pire, les sages comme Héraclite, qui fut l’un des premiers grands maîtres de Platon, deviennent misanthropes et délaissent les affaires publiques pour se retirer, sur la montagne, dans une caverne, en tout cas loin de la ville et de l’activité humaine de l’agora. Ce qui n’aura d’ailleurs pas été sans s’accentuer par la suite, jusqu’à culminer durant la période hellénistique, où la réflexion ‘philosophico-politique’ va d'une part largement étouffer sous le ‘théologico-philosophique’ et d'autre part se replier dans la morale individuelle, souvent aristocratique (l'aristocratie déjà mondialisée des grandes villas, des grands domaines et des puissants). L’homme grec y devint sujet de l’Empire.

Preuve manifeste que Platon n’a pas réussi à élever le regard des Athéniens vers le ciel des ‘vertus’. Les citoyens grecs ont-ils fini par croire qu’Athènes était une petite ville, la Grèce un petit pays, et l’Empire une planche de salut ?

 

 

Mensonges impies VS pieux mensonges

 

Selon Anissa Castel-Bouchouchi, « le projet de Platon, à la fin de sa vie, consiste à rechercher le triomphe de la persuasion à l'intérieur de la cité, pour recourir le moins possible à la contrainte inhérente à la loi ; en d'autres termes à rationaliser les affects, en amont des lois, de manière à faire l'économie du châtiment ». Dès lors « le rapport aux dieux devient quasi permanent »,« mais la contrepartie politique en est le maintien de zones d'ombres, par souci d'efficacité et au nom du plus grand bonheur de tous. »27. Comment persuader ? Fera-t-il « appel à des considérations purement rationnelles ? », comme il le prétend dans le livre X des Lois (la force persuasive avant la menace puis le châtiment) ? Ou bien Platon recourra-t-il à « des moyens non-rationnels », à de la « propagande mensongère », par de nobles mensonges et autres procédés « incantatoires » (II 653b sqq) ? Le citoyen serait trompé pour la bonne cause, afin d'être moins châtié par les tribunaux (peut-être déjà à « désengorger »...). Peut-on parler d’un pieux mensonge chez Platon ?

 

L’imitation performative du modèle, en tant que le discours produit un effet sur la réalité en la transformant et qui, lorsqu’on y croit et y tend, nous fait être ce que nous voulons être (ou ce que nos éducateurs veulent que nous soyons), incite donc à pas se contenter du réel tel qu’il est, mais à lui donner la courbure de l’idéal, par une scansion et une tension intellectuelle en direction des Modèles intelligibles, afin de s’y conformer : s’assimiler au dieu, se rendre semblable aux dieux, c’est-à-dire à ces modèles définis de façon ‘intelligible’ par Platon. On pourrait parler de valeurs, au sens nietzschéen du terme. Il y aurait ainsi une transvaluation platonicienne des valeurs traditionnelles. Le problème est que l’opération ne peut être que retorse : s’il est affirmé que les représentations des dieux sont composées en fonction d’un horizon éthique, alors elles perdent généralement de leur efficience28.

 

Si les dieux fondateurs des cités de Sparte ou de Crète affirmaient (par l’intermédiaire des devins) que la vie la meilleure est « la plus plaisante » (II 662a), « ce serait de leur part une réponse déconcertante ». « Je ne souhaite pas que ce genre de propos se retrouve dans la bouche de dieux, qu’on les attribue plutôt à des pères ou à des législateurs » ! (en passant, Platon se paye manifestement la tête des législateurs et des devins soi-disant inspirés par les dieux). En 663d-664c : « un législateur qui aurait un tant soit peu de valeur, si infime soit-elle, […] n’aurait-il pas commis […] son plus utile mensonge » en ayant « eu l’audace de mentir aux jeunes gens dans l’intérêt du bien »29 ? « En attribuant aux dieux l’affirmation que la vie la plus plaisante est en fait la vie meilleure nous formulerons les vérités les plus grandes et en même temps nous réussirons à mieux persuader ceux que nous devons persuader que si nous nous exprimions d’une autre façon » (qu’à travers le mythe)30.

 

 

Le « blasphème » des astres-errants

 

Platon est à la recherche d’une juste mesure entre d’un côté les athées matérialistes qui nuisent à la politique par le repli individualiste sur eux-mêmes et, à l’inverse, les faux gardiens de l’ordre religieux qui découragent de comprendre le monde, par exemple ici, à propos des études en astronomie (821a) : « On dit qu'il ne faut point chercher à connaître le plus grand des dieux, et tout cet univers, ni étudier curieusement les causes des choses, car il y a de l'impiété dans ces recherches. Il me semble au contraire que c'est fort bien fait de s'y appliquer » (trad. Victor Cousin). « Lorsqu'on est persuadé qu'une science est belle, vraie, utile à l'État et agréable au dieu, il n'est pas possible en aucune manière de la passer sous silence ». C’est bien la notion d’impiété qu’il faut réévaluer.

 

Mais où le propos de l’Athénien est perturbant, c’est lorsqu’il parle des planètes, littéralement ces astres errants, ces vagabonds du ciel qui ne sont jamais à la même place au sein des constellations repérables sur la sphère des Fixes, et qui ont parfois des mouvements erratiques inexpliqués par le géocentrisme. Ces mouvements rétrogrades apparents étaient largement connus, casse-tête des astronomes depuis des siècles, et il a fallu la théorie de Ptolémée à l’époque hellénistique pour apaiser les controverses en rendant compte (faussement) des phénomènes par l’élaboration d’un système complexe combinant cycles et épicycles – comme des véhicules arrondis sur des manèges qui tournent sur eux-mêmes en plus de tourner autour de leur axe –, les mouvements circulaires uniformes étant considérés comme les seuls parfaits possibles. Or l’étranger d’Athènes, tel un ignorant cosmique, qualifie bizarrement cette appellation de planète de « blasphème » (821d), et leurs mouvements de « racontars pleins de mensonges » (822c), sources d’« hymnes impies » ! « Elle est fausse, chers amis, la conviction qui veut que la Lune, le Soleil et les autres astres soient vraiment des astres errants. C’est tout le contraire qui est vrai. Chacun d’eux en effet parcourt la même route et non pas plusieurs, une route toujours unique et circulaire, encore qu’elle paraisse changeante. » Rien dans la science de l’époque ne permet de le dire. Mais il faut que ce soit ainsi.

 

 

épicycles de ptolémée

Comment ces dieux du ciel, les plus archaïques, pourraient-ils suivre des trajectoires imparfaites, en vagabonds erratiques comme s’ils avaient trop bu ? Aucun modèle scientifique ne justifie son propos (qui est d’ailleurs plus près de la vérité que le tortueux et ingénieux modèle ptolémaïque). Mais précisément, il n’avait pas la ressource ptoléméenne de la théorie des épicycles, et il serait très improbable d’en faire sur ce seul paragraphe un précurseur de la théorie héliocentrique d’Aristarque de Samos (vers -280) rapportée par Archimède ! Alors comment comprendre que Platon désigne des observations astronomiques assez banales comme de « racontars pleins de mensonges » ? Ose-t-il à ce point déformer la réalité physique de l’observation de l’Univers, la vérité des observations astronomiques, pour défendre sa vision morale des dieux, en tant que symboles de perfection ? Pourrait-on y voir un indice à destination des personnes cultivées pour entrer dans un double niveau de lecture, rendant caduque le débat sur les dialogues exotériques et ésotériques, puisque les deux s’interpénétreraient, en fonction du lecteur qui en prend possession ?

 

 

L’effet de l’athéisme

 

Le livre X distingue trois degrés dans l’incroyance : les dieux n’existent pas / ils sont existants mais indifférents aux affaires humaines / ils sont existants et écoutent les hommes, mais sont sensibles aux cadeaux des humains qui cherchent à les corrompre en achetant leurs faveurs31 (885b). Que doit faire le législateur fasse à cette impiété qui menace de dissolution les âmes, du fait du relativisme, défendu par des gens qui parfois se prétendent sages ? « Devra-t-il se contenter, dressé au milieu de la cité, de menacer tous ceux qui déclarent que les dieux n’existent pas et qui sont d’opinion que les dieux ne doivent pas être conçus de la façon que la loi proclame qu’ils doivent être » (890b) ? Dans les Lois, il ne s’agit pas seulement d’inciter les citoyens à exceller, ni de contrôler les poètes, ou encore de rendre sacré ce qui doit l’être. Il s’agit plus radicalement d’empêcher les hommes pervers de nuire à la cité, étant acquis que chez une partie d’entre eux, ni la persuasion ni la menace de l’au-delà n’aura d’effet32. Et les athées sont déclarés comme les plus dangereux. Mais pas n’importe lesquels, la réalité du texte est plus complexe. Pour avoir fréquenté Alcibiade et Critias, dont les comportements ont été particulièrement discutables, Platon sait ce que sont des « durs à cuire » qui ne seront pas facilement convaincus par son discours sur les dieux. Platon établit d’ailleurs une nuance entre deux types d’athées, car parmi eux, il y en a qui pour autant ont « un caractère naturellement juste », fuyant les gens injustes, prenant en haine les méchants. Ceux-là sont nettement moins dangereux que ceux qui sont totalement « vide de dieux » (908b-c) – mais cinq années d’emprisonnement ne leur feraient tout de même pas de mal !

 

Le problème n’est pas l’athéisme en tant que tel, mais, tels les discours « impies » des poètes, l’effet produit dans les âmes : or, les gens qui n’ont rien au-dessus d’eux sont majoritairement susceptibles des pires dérèglements et perversions. Parmi les figures connues ou non d’incroyance viscérale, Platon vise surtout les comportements d’hommes portés vers l’injustice et la démesure, qui font le malheur de la Cité en provoquant l’injustice. En 886c, l’Athénien évoque, sans les nommer, les poètes auteurs de théogonies, en particulier Hésiode, qui relatent la naissance des dieux à partir d’Ouranos, le ciel. Le critère d’analyse mis en avant est celui de l’effet produit sur le lecteur ou l’auditeur : « la bonne ou la mauvaise influence » de ces récits.

 

S’il épargne très relativement ces anciens auteurs, en leur disant simplement « au revoir », par respect pour leur ancienneté, en revanche il refuse vivement les « choses » que racontent les « nouveaux », les « savants », ceux qui se prétendent sages (sophoi) et qui affirment aujourd’hui que les dieux célestes ne sont que « de la terre et des pierres incapables de s’intéresser aux affaires humaines », que les astres et les planètes ne sont que des corps « totalement dépourvus d’âme », dans un monde engendré et combiné par le hasard et la nécessité, mais « sans aucune intervention de l’intellect ni de quelque dieu que ce soit, ni de la technique » (889c) : « il faut dénoncer les maux dont [ces discours] sont responsables », en dénonçant « quels effets produisent les discours de pareilles gens » (886d). Il se plaint d’un « tribunal d’hommes impies »33 qui juge de l’impiété des autres (comme l’a été Socrate?) et pourrait mettre « en accusation notre législation » en reprochant de faire « quelque chose d’inacceptable en légiférant comme si les dieux existaient » (ôs ontôn theôn).

 

L’injustice est là, et tous les jours elle peut démoraliser et pervertir les citoyens honnêtes : « les succès privés ou publics d’hommes méchants et injustes » (899 e), « parvenus à la tyrannie et au pouvoir suprême », « mais dont l’opinion publique célèbre vivement et non pas judicieusement la félicité », « ce sont eux qui te poussent à l’impiété, glorifiés à tort comme ils le sont par les poètes comme par tant d’autres discours ». Provoquant le trouble et l’incompréhension, ces méchants emploient « des paroles flatteuses » et font courir « la rumeur » qu’il « leur est permis de s’enrichir aux dépens de leurs semblables sans qu’il ne leur vienne aucune punition » (906c). Eh bien, ces gens-là, conformément à l’idée que l’on a toujours tendance à voir dans l’autre un autre soi-même, fabriquent des représentations des dieux à leur image : « parmi les gens dont nous avons dit que les dieux leur ressemblent, auxquels d’entre eux pourrait-on comparer les dieux sans nous ridiculiser ? » (906d). Les dieux insouciants ou corruptibles sont donc les créations d’âmes perverses qui projettent leurs propres perversions sur le caractère des dieux34. « Il faut vraiment éviter d’attribuer au dieu une manière d’être pour laquelle il a de toute façon lui-même de l’aversion, ni permettre à quelqu’un qui en aurait la tentation de la lui attribuer » (901a). Que cela soit vrai ou non au sens de la vérité scientifique, là n’est pas le problème. L’enjeu est avant tout moral, éthique et politique. Dans un sens bien plus large que ce que nous pouvons entendre en français, la piété, ce serait donc le respect des règles rationnelles et morales qui permettent la vie en collectivité. C’est ce qui permet d’envisager la constitution d’un régime politique « droit ». Et l’impiété, ce serait donc plus globalement l’injustice (et réciproquement). Autrement dit le ferment des régimes déviés, caviardés par les conflits individuels et la compétition passionnelle des intérêts privés.

 

Peut-on y voir une application des théories de Critias sur la religion, homme dont le jeune Platon a été proche ? D’une part, la conscience philosophique de la nécessité de la justice pour le bon ordre social pour une élite intellectuelle – aristocratique ou monarchique –, et d’autre part la crainte du châtiment des dieux et de l’impiété pour la masse populaire, étant actées les dérives morales et politiques de la « démocratie/ochlocratie » ? De fait, les menaces seront donc séculières, dans l’ici et maintenant, les châtiments les plus cruels seront préparés (maison de redressement, exil, mort sans sépulture) : pas de quartier pour les impies, pleins de « moqueries », « de ruses et de pièges », et dont sont issus « un grand nombre de devins » qui deviennent facilement des « tyrans » (on parleraient peut-être de gourous aujourd’hui), « malins inventeurs d’initiations secrètes » et de « machinations ».

 

Face aux incroyants qui ne craignent pas « le ressentiment des dieux célestes ni les châtiments subis, dit-on, sous terre », faisant « fi des traditions antiques qui sont dans la bouche de tout le monde », il faut « avoir recours au pire des châtiments » (881a). Or « la mort n’est pas ce qu’il y a de pire, et les peines qui, dit-on, punissent de telles fautes dans l’Hadès sont encore pires que la mort, et, bien qu’on les décrive de la façon la plus véridique possible, elles s’avèrent impuissantes à détourner de telles âmes. » Quelle solution alors ? « Il faut donc que les châtiments infligés ici-bas à ces gens pour de pareils crimes ne soient pendant la vie, autant que possible, en rien inférieurs à ceux de chez Hadès » ! (881b). Notons le « dit-on » qui se répète et qui vient encore une fois moduler la teneur en vérité des propos.

 

Quel que soit d’ailleurs le degré d’athéisme, d’agnosticisme ou de croyance de Platon (toutes les hypothèses restent permises, ne serait-ce que parce que, nous l’avons dit, Platon se cache non seulement derrière l’ironie, mais aussi derrière le masque d’un personnage qui n’exprime pas nécessairement ses pensées personnelles), il fait du dieu, du sacré et de l’impiété, une affirmation performative, dont le but est de canaliser les pulsions, d’empêcher la violence en collectivité dans la mesure du possible, en positionnant la figure des dieux (du dieu au sens générique) comme paradigme voire un modèle éthique.

 

Il y aurait donc un discours de type sophistique, ou tout au moins rhétorique, nécessaire au-delà des limites de ce que la science peut déterminer. Là où la vérité est inatteignable, mais là où il faut pourtant choisir pour vivre ou pour organiser une société, afin de ne pas laisser le champ libre aux discours pernicieux et pervers qui rabaissent, qui rabattent l’homme à la matérialité de ses pulsions et de son désir individuel non structuré.

 

 

Dans la fabrique institutionnelle du sacré

 

L’âge d’or d’Athènes est déjà bien loin lorsque Platon s’échine à refonder intellectuellement la Cité, après les drames des décennies précédentes (entre les souvenirs judiciaires de la bataille des Arginuses, les procès en impiété dont celui de Socrate, la grande défaite contre Sparte et la marginalisation d’Athènes). A l’instar d’un Machiavel, deux mille ans plus tard, Platon s’est posé, toute sa carrière, la question du comment fonder une Cité, comment la construire, la reconstruire et la stabiliser (ce que rendra le stato latin : statuts et statue, stature et statique, établir et stabiliser, Etat et constitution…)35.

 

palais de cnossos 2

Parlant de l’éducation musicale, ou plutôt muséenne, si l’on peut dire, l’étranger affirme : « il faut mettre en œuvre tous les moyens pour faire que les enfants de chez nous n’aient pas envie de s’attacher à d’autres imitations » (798e). Mais pour cela quel est le « meilleur procédé » ? En imitant tout simplement les Egyptiens(799a). Il faut donc « donner un caractère religieux », en l’occurrence à toute danse, à toute mélodie (καθιερῶσαι : il y a l’idée de sacré). Il faut donc ritualiser, c’est-à-dire instituer la société, à travers un calendrier de rites et rituels, à caractère sacré et protocolaire. Suivons bien le mécanisme : ce n’est pas parce que c’est sacré qu’il faut le faire, mais c’est parce qu’il faut le faire que cela doit devenir sacré. Il s’agit d’un processus de ritualisation36. Dans les Lois, Platon nous entraîne dans la fabrique du sacré, comme un démiurge, un ouvrier artisan qui cherche à fonder une cité, à fabriquer politiquement un peuple37.

 

Dans le cadre de la réorientation du désir et de la canalisation des passions, par quels moyens humains, s’il ne peut y avoir l’aide d’un dieu (qui ne peut apparemment pas s’abaisser au niveau de la concupiscence – 835 e) « l’amour épris de vertu, c’est-à-dire celui qui désire pour le jeune qu’il devienne le meilleur possible » pourrait « prendre place dans notre cité » (837d) ? La réponse fuse : par l’interdit moral, adossé à la pratique religieuse. « N’est-ce pas une toute petite formule qui éteint toute l’ardeur de cette sorte de concupiscence », « celle qui déclare que ces actes sont totalement impies, odieux à la divinité et infâmes parmi les infâmes » (838b) ? Le désir doit être contrôlé par le scrupule religieux, par l’esprit de piété inculqué par la crainte des dieux (ce contre quoi Aristote s’élèvera en partie). A travers la comédie et la tragédie, par la voix des poètes, « chacun de nous entend, partout et toujours, parler de la sorte », quand « on met en scène des Thyeste, des Oedipe ou des Macarée qui, ayant avec leurs sœurs un commerce clandestin, d’eux-mêmes, une fois découverts, se donnent la mort pour se punir de leur faute. » (838c). A quoi Mégille renchérit : « la voix de l’opinion publique possède un extraordinaire pouvoir ». Les on-dits et la mauvaise réputation sont parfois plus efficaces que la loi écrite, surtout s’ils s’appuient sur l’accusation d’impiété. « Le législateur, s’il souhaite subjuguer l’un de ces désirs qui asservissent le plus sûrement les hommes » pourra mettre en œuvre un moyen facile : « il n’a qu’à investir d’un caractère religieux la voix publique », faisant en sorte « que tout le monde consente à tenir là-dessus le même langage » (838e). C’est le procédé le plus facile de tous pour faire durer une loi une fois établie : « sitôt qu’on aura réussi à la rendre sacrée, cette loi subjuguera toutes les âmes et les remplira de crainte et d’obéissance pour les lois édictées » (839c). L’Athénien insiste sur cette idée de crainte de l’impiété et du « double châtiment », l’un « de la part des dieux », l’autre « de la part de la loi » (843a), mais façonné par la main de l’homme.

 

Dans ce livre VIII des Lois, largement consacré à l’institution des fêtes en l’honneur des dieux rythmant le calendrier, le ton est directif, ce ne sont pas les hommes qui se soumettent au calendrier des dieux, c’est un peu comme si les dieux étaient convoqués et devaient se mettre à disposition pour permettre la bonne organisation de la cité. Concernant compétitions et concours réguliers, « ce n’est qu’une fois que nous aurons assigné aux dieux et à ceux qui les accompagnent leurs mois, leurs jours et leurs années que nous les réglementerons » (834e). Ce ne sont manifestement pas les dieux qui imposent leurs lois aux hommes. Ce sont les philosophes, ou plutôt les nomothètes qui, contrôlant les poètes, vont redessiner la forme rationnelle du dieu et de la piété. Rationnelle, c’est-à-dire moralement acceptable, qu’elle qu’en soit la teneur en vérité. La réflexion de Platon sur le sacré, la piété et la divinité est surplombante, en quelque sorte « méta-religieuse ». Il se place dans une position où il ne se soumet pas à une certaine préconception de la religion, mais il l’élabore38.

 

Que penser d’un tel usage politique de la religion ? Car ce ne sont pas les dieux qui proclament telle ou telle chose impie. C’est le législateur qui, pour permettre à l’homme de se libérer de ses passions, va décréter impie tel ou tel acte, en sacralisant un jugement public. Nos sociétés modernes, sécularisées voire laïcisées, ne sont d’ailleurs pas exemptes du recours au sentiment du sacré, indépendamment des questions religieuses en tant que telles. La question posée est celle-ci : que doit-on rendre sacré ? A l’inverse du laisser-faire religieux de la tradition impersonnelle (souvent tautologique, car indémontrable : c’est sacré parce que c’est divin, et réciproquement), Platon met en scène un législateur qui pénètre au coeur de la fabrique du sacré. Là encore, le philosophe est-il donc si éloigné des pensées de son parent Critias, qui estimait que la religion avait été inventée par les hommes pour contrôler les sociétés39 ?

 

 

Homme mesure VS dieu mesure

 

Là où le sophiste Protagoras affirmait que « l’homme est la mesure de toute chose »,Platon lui répond à plusieurs reprises (Protagoras, Théétète et Lois) que c’est le dieu qui doit être mesure de toute chose : « quelle est donc l’activité qui est chère au dieu et qui lui fait cortège? Il n’y en a qu’une, et elle tient en un vieux proverbe selon lequel le semblable sera cher au semblable [le même proverbe homérique est cité par Aristote en Ethique à Nicomaque, IX, 3, 1165 b 17 et en Ethique à Eudème, VII, 1, 1235 a 5-10: « le divin conduit toujours le semblable vers le semblable (Homère, Od., XVII, 218) »] si celui-ci est mesuré, tandis que les êtres démesurés ne sont chers ni les uns aux autres, ni à ceux qui ont le sens de la mesure. Or, c’est le dieu qui, pour nous, doit être au degré suprême la mesure de toutes choses, tellement plus que ne l’est l’homme qu’invoquent certains. Il est donc nécessaire, pour plaire à un tel être, de faire tout son possible pour devenir comme lui, en vertu de quoi celui d’entre nous qui est sage sera aimé du dieu, car il lui ressemble » (Lois, 716 b-c).

 

platon protagoras

Selon Marc-Antoine Gavray, auteur de Platon, héritier de Protagoras, « la notion de mesure traverse les Lois, tant elle se révèle un principe pour élaborer la bonne constitution », dont le but est le bonheur de ses citoyens. Or « le plaisir est ontologiquement réfractaire à la mesure » selon le Philèbe. « Mais s’il est mesuré (emmetron), le plaisir peut être bénéfique à l’éducation, parce qu’il permet d’éprouver la résistance des citoyens et d’adopter les lois conséquentes (649 d-e) »40. « Dire le dieu mesure des choses, c’est donc le poser comme l’être le plus mesuré (emmetros), à la mesure duquel l’homme doit se conformer au lieu de se prendre soi-même pour référence. Il impose une norme de comportement, parce qu’il est le principe de détermination de tout comportement légitime. […] Le dieu est le principe absolument déterminé qui fixe la norme de l’action. Référent stable, il rétablit le pôle moral qui transcende les individus et situe l’origine de la norme au-delà de toute institution humaine, à l’inverse du relativisme protagoréen. » (p.137).

 

En résumé, « dire l’homme mesure de toutes choses confère [aux relations humaines] une existence de l’ordre de l’apparaître seulement, recourir au dieu impose au contraire un centre de référence et rétablit un fondement stable et commun pour évaluer l’action » (p. 138). Selon cet auteur,Les Lois sont l’« ultime réfutation de Protagoras » qui privait « l’homme de tout modèle extérieur ». Nous pourrions poser l’hypothèse que le dieu-mesure est donc la possibilité du « surhomme », pour reprendre le vocabulaire nietzschéen au sens de ‘l’homme qui se dépasse lui-même’. Dans leur ‘je t’aime moi non plus’, toujours anachronique, le relativisme épistémologique de Nietzsche et l’idéalisme de Platon semblent paradoxalement se rejoindre.

 

« La thèse de Protagoras aboutissait ainsi à autonomiser les valeurs et les normes humaines, qui devenaient le produit des décisions humaines, sans référence nécessaire à un ordre extérieur. Toutes les valeurs et les normes instituées dans les cités s’accompagnaient de l’idée qu’aucune opinion ou phénomène de l’une n’était plus vraie que celle de l’autre ». Pas de vérité absolue, pas de justice en soi. Protagoras exclut de fait les dieux de l’agora : « je [les] écarte de mes discours et de mes écrits pour ne prétendre à leur sujet ni qu’ils sont ni qu’ils ne sont pas » (fragment cité en Théétète 162d). Hors-jeu, les dieux. A cela, selon Marc-Antoine Gavray, Platon distinguait deux modes de vie (Théétète 172c sqq). D’une part, le mode de vie vulgaire « sans dieu et plein de malheur, celui des hommes qui courent après les honneurs, les magistratures et les richesses » (p.139), dans la logique du « calcul d’intérêt », évidemment personnel et utilitariste, et de « la poursuite de ce que prêche la foule », l’homme qui « se prend pour seul critère et seul maître », qui « tend à devenir maître d’autrui, alors qu’il se montre incapable de se contrôler lui-même » (p.143). D’autre part, le modèle divin, le plus heureux qui soit, « celui des hommes qui aspirent à la connaissance », à l’excellence, qui se tourne vers les valeurs de bien, de beau et de juste, et qui s’assimilera non seulement aux divinités (ce sera « le chéri des dieux » selon Aristote) mais aussi à tous les hommes divins autour de lui, c’est-à-dire tous ceux dont l’âme est orienté vers les choses divines. Ce qui fera aussi de lui un être éminemment sociable.

 

Le dieu est alors l’image, ou l’incarnation (a minima conceptuelle) des idées de justice, de mesure, d’ordre, de bonté et de beauté. « L’idéal philosophique ne se réduit pas à passer pour juste et bon aux yeux de ses concitoyens ni à faire triompher sa propre cause par ses discours et ses actes (176b - Théétète), mais à rechercher ce qu’est la justice et à quel modèle se conformer pour être réellement bon » (p. 141). C’est le sens de la formule ‘se rendre semblable aux dieux dans la mesure du possible’.

 

Mais Platon, qui avait congédié sophistique et rhétorique, depuis au moins le Gorgias, semble bel et bien user de procédés rhétoriques et sophistiques pour rendre persuasif son discours sur les dieux, dont il pense que, bon gré mal gré, ils doivent être ainsi. Même s’il défend l’idée que c’est le plus raisonnable, il ne peut en produire réellement aucune preuve véritablement concluante41, et il le sait très bien. Il doit donc rendre, de façon rhétorique, son discours fort42, selon les mots mêmes de Protagoras, c’est-à-dire persuasif, apte à entraîner la conviction dans l’esprit de son interlocuteur et plus largement des citoyens (il reste évidemment toujours le bâton, si la raison ne suffit pas… et les peines pour impiétés sont particulièrement violentes, nous l’avons vu).

 

Selon Marc-Antoine Gavray, les Lois « proposent une vision moins intellectualiste de cette homoiôsis theô, qui ne prône pas un modèle de la connaissance divine, mais incite à l’orthopraxie ». « Elles ne voient pas dans l’assimilation au divin un moyen d’encourager les hommes à la philosophie contre les vicissitudes de la vie des orateurs. Elles recommandent aux hommes ordinaires de vivre la vie la plus droite possible ». Contrairement au Théétète, les Lois « ne s’ancrent pas dans le problème de la connaissance et du relativisme des valeurs, mais dans la recherche du moyen de fonder l’unité de la cité en incitant ses membres à adopter un comportement donné » (p.143).

 

Là où le Timée présentait le dieu comme principe de la mesure des choses de l’Univers, dans une vocation de type épistémologique, voire même comme condition de possibilité de toute mesure du kosmos (sorti du Chaos de la matière informe), la mesure divine des Lois est une mesure avant tout morale ou éthique, forme de figure d’autorité donnant consistance à l’injonction de justice et de tempérance. « En même temps qu’il rétablit une mesure transcendante à laquelle les hommes doivent se conformer, Platon tisse le lien entre le Protagoras moraliste du Protagoras et le Protagoras scientifique du Théétète, restituant du même coup à la thèse de l’homme-mesure la direction qu’elle devait avoir à l’origine, à savoir être au principe d’une théorie de l’action (au-delà d’une théorie de la connaissance) » (p.145). Voilà qui conforte l’idée nietzschéenne d’un Platon avant tout activiste politique.

 

Le Protagoras du Théétète revendiquait « la priorité de la mesure sur la loi » (c’est sa mesure de l’utile qui fait loi en instituant le critère du juste), « dans les Lois en revanche, Platon insiste sur la priorité de la loi sur la mesure ». C’est la loi qui fixe la mesure, « ce en fonction de quoi toute situation doit se régler » (p146). Le dieu-mesure est donc bel et bien le fruit de la loi. De là à dire que la représentation du dieu répond à la même exigence, il n’y a qu’un pas… et il est ténu. Surtout quand on se souvient des propos quasi sceptiques de Platon sur le sujet. Mais le dieu en tant que tel n’est pas mesure, c’est l’homme qui reste mesure en posant le dieu comme mesure. Usant de sophistique et de rhétorique (imposer un discours comme discours dominant par les moyens de la persuasion, et pas nécessairement rationnels), le philosophe-nomothète se pose donc comme mesure en étalonnant le dieu, en en faisant un dieu-étalon. Non pas pour son intérêt personnel (ou celui d’un client putatif), mais au nom de l’intérêt général, seul cas où rhétorique et sophistique auraient droit de cité, dans la mesure où elles sont alors orientées par des valeurs qui dépassent les individus et leurs intérêts particuliers.

 

Dans sa conférence « Nous autres philologues », Nietzsche affirmait : « la philologie, comme étude de l’Antiquité, n’est naturellement pas une science éternelle, car sa matière peut s’épuiser. Mais ce qui ne peut s’épuiser, c’est que toute époque se confronte à l’Antiquité, la prend pour mesure »43. Des modèles à imiter (ou non), des paradigmes à ruminer, des parcours à étudier, avec toujours un même objectif : se dépasser soi-même pour se rendre meilleur et, dans la mesure du possible, le monde présent avec nous. L’Antiquité serait-elle la mesure de l’Homme ?

 

 

Platon, un valeureux sophiste ?

 

sophistes Romilly

Ainsi, si Platon homérise en permanence, il gorgiasise aussi beaucoup (pour reprendre une formule de Barbara Cassin). Par la bouche de Clinias, le vocabulaire des sophistes reprend ses droits : « il importe beaucoup de doter de force persuasive les propos que nous tiendrons, autant que nous le pourrons, pour montrer qu’il y a des dieux et qu’ils sont bons, parce qu’ils ont pour la justice un respect sans égal chez les hommes », « employons-nous, dans la mesure de nos capacités, à rendre persuasifs des propos de ce genre, en les développant en détail sans rien omettre dans la mesure du possible ». Outre la prudence et les précautions oratoires qui manifestent la difficulté de connaître la vérité en ce domaine, nous l’avons vu, constatons l’emploi du terme pithanos, dérivé de peithô et dont les néo-académiciens comme Carnéade feront une affaire centrale, qui apparaît ici sous la formule ‘force persuasive’44.

 

Selon Samuel IJsseling, « les Sophistes prenaient comme point de départ le fait que l'homme vit dans un monde d'opinions et de convictions. Ces convictions sont aussi bien les choses qui paraissent objectivement que les opinions subjectives. Les choses n'apparaissent que grâce aux mots et les opinions sont l'effet de la persuasion. Mais — et ceci est le grand renouveau — ils savaient aussi que le système des opinions et des convictions est en principe transformable. Pour changer et influencer les convictions et les opinions une certaine praxis est nécessaire : la praxis du discours persuasif. Afin que cette praxis puisse exercer de l'influence, une maîtrise de la parole est requise. Seul un discours beau et fort peut avoir un effet dans la réalité. Quand on a une maîtrise du langage, on est un maître de la vérité ; bref, on est un homme de pouvoir. C'est pourquoi les Sophistes s'appliquent à l'enseignement de la rhétorique, de l'art de parler vraisemblablement de toutes choses. »45 Que fait d’autres Platon, à la différence près (énorme) qu’il ne défend pas n’importe quoi ?

 

« A propos du Gorgias de Platon, Cicéron écrivait ceci : « Ce qui m'étonne le plus chez Platon, c'est que, même s'il se moque de la rhétorique, il donne la preuve qu'il est un grand orateur (orator summus) » (De oratore, I, 11, 47). En effet, par la puissance de ses mots, par la rigueur de ses formulations et par une rhétorique spécifique, Platon réussit à imposer aux autres ses idées sur la philosophie et sur la relation entre la philosophie et la rhétorique. Cette réflexion de Cicéron reflète l'idée que même le texte philosophique le plus pur est dominé par une rhétorique latente et subtile. C'est ce qui sera radicalisé par Nietzsche. Nietzsche qui était un grand admirateur de Cicéron affirmera que la métaphysique platonicienne est fondée sur un mot-pouvoir, sur un mot d'ordre, et qu'elle est traversée d'une volonté de puissance latente, d'une rhétorique subtile et cachée. »46

 

Platon, comme les sophistes, parle du monde du point de vue politique (il sait d'ailleurs très bien que le pouvoir du discoursest immense, que plusieurs discours sur le monde sont possibles, et qu'un discours ne devient vrai qu'après être reconnu, c’est-à-dire après avoir convaincu, persuadé (peitheîn : acte de persuader, entre ruse et force). L'œuvre de Platon (tout au moins certaines d’entre elles) peut être interprétée comme une volonté de donner force de vérité à un discours vraisemblable, c’est-à-dire consistant, ayant une allure stable, une configuration plausible, sur le monde et surtout en raison des effets escomptés, étant supposé que la vérité humaine est ce dont il faut se souvenir, ou plutôt ce qu'on doit retenir, sans tomber dans le relativisme.

 

Selon Barbara Cassin, théoricienne après Austin de la parole performative, « le discours sophistique est le paradigme d’un discours qui fait des choses avec des mots. […] C’est bel et bien un discours qui opère, qui transforme ou crée le monde, ou du monde, qui a un « effet-monde » »47. Ainsi les dialogues de Platon ont un « effet-monde », parce qu’il souhaite transformer la réalité par une modification de la langue et des pensées, transformer le monde en posant de nouvelles valeurs performatives (des concepts-modèles, une sorte de version améliorée et plus performante des Idées-Formes intelligibles, et qui s’incarnent dans la figure hypothétique des dieux célestes et des dieux de la cité).

 

Cela ne fait pas de Platon un sophiste à temps complet. Car il n’est pas prêt à « parler vraisemblablement de toutes choses ». Il s’oppose toujours aussi vigoureusement à la position amoraliste, utilitariste et matérialiste, tournée vers le plaisir personnel, de nombreux sophistes qui font payer leurs leçons pour parler de tout et de rien, dans une forme de nihilisme de la pensée. Platon s’oppose paradoxalement au relativisme de la vérité et de la justice, qui forment la base des constitutions dévoyées : « ces gens-là prétendent que les dieux existent en vertu de la technique […] sous l’effet de certaines lois », « ces dieux sont autres ici, autres là-bas » et « ils sont tels que chaque groupe humain a décrété qu’ils doivent être dans leurs lois, par un consentement commun » (889e). « Le juste lui non plus ne l’est absolument pas par nature […] ce qui est déclaré ‘juste’ est de ce jour investi d’une autorité souveraine ». « S’exprimant en prose ou en vers, ils proclament que ce qu’il y a de plus juste c’est d’obtenir la victoire, y compris par la force ». « Voilà l’origine de l’impiété qui envahit la jeunesse, persuadée qu’il n’y a point de dieux tels que ceux en qui la loi prescrit que l’on doit croire » (890a). L’impiété, c’est ici la décadence de la cité, du langage et de la raison que son pessimisme lui fait voir dans la réalité politique et éducative de son temps.

 

 

La refondation de la civilisation

 

La Caverne de Zeus sur le mont Ida en Crète

Ainsi, l’entreprise platonicienne de refondation de la civilisation sur la raison est une volonté de rétablissement de la grandeur et du désir d’excellence (Alexandre le Grand avait cette même aspiration, mais sur un mode radicalement opposé à celui de Platon : dans un cas la conquête des corps, et la domination du monde, dans l’autre, la conquête des âmes et la souveraineté des hommes) ; le Cratyle, refondation de la langue sur la raison48 ; la République, refondation de la cité par l’éducation intellectuelle des âmes et l’organisation rationnelle des instances collectives ; le Banquet, le Phèdre ou encore le Lysis, réorientation (et non suppression) du désir vers un objet divin c’est-à-dire supérieur ; l’Euthyphron, refondation de la religion (la piété y devient, par une subtile alchimie, la raison elle-même) ; le Timée, nouvelle ‘Bible’ hellénique, comme Nietzsche écrira son Zarathoustra, lui qui estimait avoir saisi à quel niveau pensait Platon, c’est-à-dire non pas du point de vue de la connaissance pure et désintéressée (désincarnée) du réel, de la nature des choses, mais du point de vue de la « volonté de puissance », du choix des valeurs, rôle depuis des lustres échu à la poésie édificatrice d’Homère à Euripide, en passant par Empédocle, voire Hérodote et Thucydide ; le Ménon, où la raison (la réminiscence, qui n’est peut-être, si l’on suit ces hypothèses falsifiables, que la recherche des valeurs, le choix de ce qui doit être mémorisé, le choix du passé en vue du présent et de l’avenir49) remet en cause le cadre du rapport maître-esclave ; et finalement les Lois (et notamment le livre X) où le noûs devient premier, antérieur même à la nature, l’objectif étant de désamorcer la néfaste pensée des sophistes qui se mettent à penser un droit de nature, à préférer la loi de Nature au Nomos civique, produit par l’intellect, cette part divine de l’homme (au sens où l’homme est capable de se dépasser, de se surpasser, de désirer l’excellence, de devenir en quelque sorte ‘surhomme’, sur-soi), les dieux devenant les garants populaires de cette opération de refondation rationnelle du politique.

 

L’objectif platonicien semble toujours être la transformation de l’homme, et non la connaissance de la nature des choses en tant que telles. Mais sa méthode d’écriture et d’engagement politique ont-elles été les bonnes ? Sa tendance à l’utopie ne l’a-t-elle pas finalement desservi ? Ce qu’Aristote s’empressera d’amender dans ses propres ouvrages politiques, lui qui deviendra le précepteur d’Alexandre de Macédoine.

 

Avec plus de succès ?

 

                                                     LAVARENNE Mathieu ©

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

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Friedrich NIETZSCHE, Sur la personnalité d’Homère. Nous autres philologues. Edition Le Passeur, Nantes, 1992

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M. PIERART, Platon et la Cité grecque : théorie et réalité dans la constitution des Lois (Bruxelles, 1974)

PLATON, Oeuvres diverses

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Jacqueline de ROMILLY, Alcibiade ou les dangers de l’ambition, Paris, 1995

Maurice SACHOT, Christianisme et philosophie, Pleins feux, 1999

Léo STRAUSS, Argument et Action des Lois de Platon, trad. O. Berrichon-Seyden, Paris, Vrin, 1990

 

Notes

1 « Aucun d’entre nous n’est en effet immortel par nature », dit-il dans la Lettre VII (334 e). Et aussitôt préconisant de faire comme si : « Or, il faut toujours réellement croire à ces doctrines antiques et sacrées qui nous révèlent justement que l’âme est immortelle et que, une fois séparée du corps, elle passe en jugement et subit de terribles châtiments » (335 a). Le mythe d’Er, le mythe du Gorgias et d’autres passages platoniciens prennent une autre coloration à la lumière de ces propos et mettent un discours souvent double de Platon, à la fois poète et philosophe. Cette parole à plusieurs niveaux est certainement une des faces de l’ironie socratique incorporée par un Platon protéiforme et un des signes de sa maîtrise de la langue grecque, en artiste-artisan des mots.

2 Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, éditions de l’éclat, 1991, p. 7.

3 Nous reviendrons sur le livre de Marc-Antoine Gavray, Platon, héritier de Protagoras. Dialogue sur les fondements de la démocratie, Vrin, 2017, et qui se donne pour objectif de « comprendre ce que Platon doit à Protagoras ».

4 « Isocrate publie Contre les Sophistes, premier de ses écrits sur l’éducation, vers 391 ou 390 avant J.-C. » et caractérise « sa méthode en l’opposant à celle des autres maîtres, les philosophes éristiques, dont il ne distingue d’ailleurs pas les Platoniciens, et à qui il reproche de n’être pas capables de montrer dans leur vie la sagesse et le bonheur qu’ils prétendent enseigner », Jean Lombard, Isocrate. Rhétorique et Education, Paris, Klincksieck, 1990, p.11. L’auteur montre que les deux rivaux, tous deux fondateurs d’école, chacun tirant à lui le vocable de « philosophie », avaient pour vocation de mettre sur pied des « centres de formation de cadres politiques ». Comme pour l’éducateur Isocrate, « le monde grec sera riche d’élèves de Platon devenus hommes d’Etat » (p.14) Tous deux ont d’ailleurs été disciples de Protagoras. Un filon à creuser.

5 Voir l’ouvrage fondamental de Marcel Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, 1967, qui travaille avec brio la notion d’aléthéia.

6 Nous avons utilisé la traduction de Brisson/ Pradeau dans ce travail, en la comparant régulièrement avec celles de Victor Cousin, disponible sur internet avec le grec, ou de A. Diès en Budé, et quelquefois de l’anthologie d’Anissa Castel-Bouchouchi, parfois en les amendant.

7 « La finalité religieuse de l’éducation dans les Lois de Platon », Actes du colloque « Les dieux de Platon », Caen, 2002, pp.193 à 209.

8 Léo Strauss, Argument et Action des Lois de Platon, trad. O. Berrichon-Seyden, Paris, Vrin, 1990, p.36

9 M. Piérart, Platon et la Cité grecque : théorie et réalité dans la constitution des Lois (Bruxelles, 1974), p.4

10 Depuis le procès et l’exécution de Socrate, Platon n’a de cesse de proposer une nouvelle définition de l’impiété qui rendrait justice à son maître et la retournerait contre ses accusateurs. Les vrais impies ce sont ceux qui ont condamné le philosophe.

11 Nous avons développé dans notre mémoire de Maîtrise sur Dieu(x) et théologie dans la pensée d’Aristote. Textes et contextes : les notions de theos, theion, theologia (1998 - direction Maurice Sachot, jury Jean Frère), que le mot theos sans article, c’est « un dieu », hoi theoi, ce sont les dieux, mais que contrairement à beaucoup de traductions, ho theos ne peut être traduit sans contresens rétrospectif par dieu, Dieu, ou DIEU. C’est le dieu au sens singulier, qui peut désigner un dieu particulier, nommé ou non, ou bien l’idée de dieu au sens générique. Lorsque l’on dit que ‘l’Homme a inventé la machine à vapeur’ (sens collectif : des hommes symbolisant l’humanité) ou que ‘l’Homme est un animal rationnel’ (sens générique universel), cela ne signifie évidemment pas qu’il n’y a qu’un seul homme. Les difficultés se résolvent sur cette base linguistique et dégonflent les sur-interprétations monothéisantes.

12 Olivier Reverdin, dans son ouvrage La religion de la cité platonicienne, évoque dans son introduction "les difficultés inhérentes à toute enquête sur les dieux de Platon", parce qu’il n'a jamais exposé aucune "orthodoxie", contrairement à d’autres philosophes.

13 Voir sur ce sujet l’ouvrage magistral Aristote et la théologie des vivants immortels de Richard Bodéüs, St Laurent, Bellarmin, 1992.

14 Critias, 107 a-e: "CRITIAS : - En effet, Timée, lorsqu'on dit quelque chose sur les dieux à des hommes, il est plus facile de sembler dire quelque chose d'adéquat, que lorsqu'on nous dit quelque chose sur les mortels, à nous qui sommes mortels. Car l'inexpérience et l'ignorance complètes des auditeurs sur les choses au sujet desquelles ils se trouvent dans cet état procurent une grande commodité à celui qui va dire quelque chose à leur sujet. Et justement, sur les dieux, nous savons où nous en sommes! […]Une imitation, une copie, voilà en fait ce qu'est nécessairement, je pense, ce que tous nous disons. Or, en ce qui concerne la fabrication d'images de corps divins et humains que mettent en œuvre les peintres, nous considérons ce qu'il en est de la facilité et de la difficulté qu'il y a à les faire apparaître à ceux qui voient qu'elles sont imitées comme il faut. Et nous observerons que la terre, les montagnes, les fleuves, la forêt, le ciel dans son ensemble et ce qui se trouve autour de lui et qui s'y meut, premièrement nous sommes satisfaits si quelqu'un est capable, tant soit peu, d'en produire une imitation qui en ait la ressemblance; en outre, parce que nous ne savons rien de précis sur les choses de ce genre, nous ne soumettons ni à examen ni à la critique les peintures qui les représentent, mais, en ce qui les concerne, nous nous contentons d'une peinture ombrée, imprécise et erronée. [...]. Eh bien, il en va de même pour les discours, il faut que nous le sachions : les choses célestes et divines, nous en sommes satisfaits, même si ce qu'on en dit n'en donne qu'une pâle copie, tandis que les choses mortelles et humaines, nous les soumettons à un examen précis. […] SOCRATE : - […] Le poète qui t'a précédé a merveilleusement plu [il s'agit de Timée, ce qui relativise la portée « scientifique » que l’on prête à l’ouvrage]"

15 Timée, 29 c : "TIMEE : - Si donc, Socrate, en bien des points et sur bien des questions - les dieux et la génération de l'univers -, nous nous trouvons dans l'impossibilité de proposer des explications qui en tous points soient totalement cohérentes avec elles-mêmes et parfaitement exactes, n'en sois pas étonné. Mais si nous proposons des explications qui ne sont pas des images plus infidèles qu'une autre, il faut nous en contenter, en nous souvenant que moi qui parle et vous qui êtes mes juges sommes d'humaine nature, de sorte que si en ces matières, on nous propose un mythe vraisemblable, il ne sied pas de chercher plus loin".

16 R. Bodéüs, « Réflexions sur un court propos de Protagoras », in Les Etudes Classiques, LV, 3, 1987, pp. 241-257, explique que dans son fragment, Protagoras ne postule pas l’inexistence des dieux, mais affirme que l’on ne sait pas s’ils sont ou s’ils ne sont pas tels qu’on les imagine.

17 Homère, L’Iliade, V, 440-442 : "Arrière! Et ne prétends pas égaler tes desseins aux dieux: ce seront toujours deux races distinctes que celles des dieux immortels et celles des humains qui marchent sur la terre".

18 Charmide, 164c-165b : CRITIAS : « J'irais même jusqu'à dire que c'est précisément à se connaître soi-même que consiste la sagesse, d'accord en cela avec l'auteur de l'inscription de Delphes. […] Connais-toi toi-même et Sois sage, c'est la même chose, au dire de l'inscription et au mien. Mais on peut s'y tromper: c'est le cas, je crois de ceux, qui ont fait graver les inscriptions postérieures : Rien de trop et Cautionner, c'est se ruiner. Ils ont pris le Connais-toi toi-même pour un conseil [une menace ou une mise en garde?] et non pour le salut du dieu aux arrivants, puis, voulant offrir eux-mêmes des conseils […], ils les ont consacrés dans ces inscriptions ». L’homme peut et doit vouloir ressembler au dieu. Platon souhaite remplacer le relativisme protagoréen (l’homme, mesure de toutes choses) par la conception du dieu-mesure (Lois, Théétète).

19 Cf. la biographie Alcibiade ou les dangers de l’ambition de Jacqueline de Romilly pour prendre la mesure de ses frasques et trahisons.

20 Cf. le passage du Phèdre sur l’écriture, la mémoire, la remémoration, ainsi que la distinction entre la plaine de l’oubli et la plaine du non-oubli, c’est-à-dire de la vérité, dans le Banquet. Marcel Détienne, op. cité, souligne notamment une page des Lois (980b-c) « où Platon distingue deux espèces parmi les gens qui ne croient pas à l’existence des dieux ; la seconde est la plus dangereuse, et elle englobe pêle-mêle devins, fabricants empressés de toutes sortes de prestiges, tyrans, orateurs populaires, généraux, malins inventeurs d’initiations secrètes », sans oublier les Sophistes (908d), « pleins de ruses et d’embûches ». Or ce qui caractérise cette espèce d’incroyants, c’est entre autre le « don d’une mémoire forte et d’un esprit pénétrant. » (p 179). Et la mémoire, c’est l’inverse de l’oubli, c’est l’aléthéia des sophistes devenant de nouveaux maîtres de vérité en lieu et place des poètes et tragédiens. Et qui vont trouver en Platon un ennemi. Contre eux. Tout contre. Pour reprendre place dans la plaine du non-oubli, enjeu de toute éducation (pensons aux débats toujours vigoureux sur le contenu des programmes scolaires à chaque réforme de l’enseignement).

21 République, II 377b - 378b

22 Cité par Barbara Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire. Homère, Gorgias et le peuple arc-en-ciel, 2018, p.43

23 Trad. Chambry. Celle de P. Pachet remplace allégorie par « qu’elles soient composées avec des intentions cachées ou sans intentions cachées ».

24 Les vers d’Homère sont nombreux chez Platon. Bernard Suzanne (http://plato-dialogues.org/fr/tools/char/homerqot.htm) recense dans les dialogues 164 références directes à Homère, 91 citations de l’Iliade, 40 de l’Odyssée, « sans compter les occurrences de titres et des noms de héros ni les citations inaudibles à notre oreille inculte » (cité par Barbara Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire, p.51)

25 Lois, VII 796 c.

26 Platon, avant de devenir philosophe, était tragédien. Cette période de sa vie lui a sans doute laissé des traces dans sa psychè. La tragédie, en tant qu'elle se déroule en meson dans l'espace public (le « religieux » se confondant avec le « public ») regarde tous les citoyens, ainsi que la comédie. Toutes deux ont une fonction politique dans la cité : elles sont le lieu par excellence où peuvent s'opérer le choix des valeurs communes, tant politiques qu'éthiques. Par exemple, la ruse : valeur suprême chez Homère, tant dans l'Iliade (cf. la Dolonie) que dans l'Odyssée (Ulysse incarne la ruse en tant qu’homme de toute situation), mais elle sera entachée de fourberie et transvaluée par Sophocle dans son Philoctète qui congédiera Ulysse. Le spectacle tragique peut être considérée comme le moment de la remise en cause des valeurs transmises par la tradition, le lieu de l'élaboration de la civilisation, dans un contexte de choix populaire, par le vote des Athéniens qui acclamaient celles qui leur parlaient le plus. La fonction politique est aussi au centre de la comédie aristophanesque, dont l'auteur n'est pas un simple esthète faisant des "allusions à la vie politique de son temps". L’engagement politique, public, est au cœur de l’acte d’écriture. On n’écrit rarement pour le seul plaisir des sens, même en tant que poète, c’est une activité trop précieuse (temps, coût, rareté du support antique…). C’est valable pour les dialogues de Platon, qui prennent de fait la forme théâtrale.

27 « La finalité religieuse de l’éducation dans les Lois de Platon », Actes du colloque « Les dieux de Platon », Caen, 2002, p. 203.

28 Diogène Laërce et Plutarque, comme d’autres, rédigeront des vies de personnages illustres. Plus tard, la tradition des Vies des Saints sera aussi prolifique et répondra à la même problématique que celle de Platon : les moyens de l’édification des âmes… comme on élève des cathédrales.

29 Traduction d’Anissa Castel-Bouchouchi : « Le législateur "n'aurait-il pas la hardiesse, autant que jamais, d'inventer pour le bien, en s'adressant à la jeunesse, une fiction mensongère ? S'il lui arrive de mentir ainsi, n'est-il pas possible que dans un mensonge, il y ait un avantage supérieur à celui de l'argument dont il s'agit, et une plus grande efficacité pour faire que tous, non par une contrainte, mais de leur plein gré, ils aient en tout une conduite juste ? »

30 Barbara Cassin, op. cité, p.71 : « le plus passionnant à mes yeux est ce que Platon et Aristote font contrastivement de Homère. Ils en pensent la même chose – c’est le nom de la poésie –, mais ils en usent avec lui de manière radicalement opposée. […] Pour Platon, dans la République (II, 377d), Homère et Hésiode sont des muthopoioi, des faiseurs de grands récits ; « ils mentent mal », mê kalos – « c’est pas beau, ça ». Expulsons-les, Homère, dehors ! Aristote, en revanche, dans la Poétique (24, 1460a19), en fait le coeur du théâtre dont nous avons besoin pour être une communauté de citoyens : « par-dessus tout, Homère a appris aux autres à dire des mensonges hôs dei, comme il faut. » Ceux de Platon n’ont manifestement pas tous séduit Aristote. Mais c’est une autre histoire à écrire.

31 « Les principaux négateurs de l'existence des dieux sont Protagoras, le plus célèbre de tous, Prodicos, un autre sophiste, Diagoras de Mélos, un disciple de Démocrite, Critias d'Athènes, l'un des Trente Tyrans, Théodore de Cyrène dit l'Athée, Évhemère, qui, selon Callimaque, est « un vieux prétentieux écrivant des livres injustes », ou encore, pour certains Épicure, qui n'aurait concédé l'existence des dieux que devant le peuple mais en privé l'aurait refusée, et, enfin, Carnéade. » L. Couloubaritsis, « Réflexions de Sextus Empiricus sur les dieux (Adv. Math., IX) », Kernos, 2 , 1989

32 « Celui qui est devenu plus méchant ira rejoindre les âmes plus méchantes, alors que celui qui est devenu meilleur ira rejoindre les âmes meilleures » (904 e) : chacun doit craindre au espérer avoir la monnaie de sa pièce, en fonction de son comportement plus ou moins divin (c’est-à-dire pieux et raisonnable). On devient ce que l’on est. C’est-à-dire qu’on construit pour l’éternité ce qu’on se laisse être au présent. Encore faut-il y croire. Et n’est-ce pas précisément et paradoxalement la situation des incroyants qui sauront saisir le double discours dont nous venons de parler ?

33 Platon pense toujours que Socrate a été condamné pour impiété pour de mauvaises raisons et c’est pour cela qu’il cherche régulièrement à montrer que l’homme véritablement pieux, scrupuleux, respectueux de l’humanité et de la divinité qui s’exprime en lui, est ou bien le philosophe ou bien celui qui respecte les lois, considérant que Socrate a été condamné par un « tribunal d’hommes impies ».

34 « Si les bœufs et les lions avaient des mains et pouvaient peindre comme le font les hommes, ils donneraient aux dieux qu'ils dessineraient des corps tout pareils aux leurs, les chevaux les mettant sous la figure de chevaux, les bœufs sous la figure de bœufs » disait Xénophane. Eh bien, si les hommes sont bêtes, méchants et pervers, il y a fort à parier que leurs dieux le soient aussi !

35 L’étranger souligne d’ailleurs paradoxalement le principal risque pour une société... c’est celui de l’innovation permanente, le culte du nouveau : le « pire dommage pour toute cité » : « inventer sans cesse du nouveau » et « mépriser ce qui est ancien » (797c). D’où l’image simpliste de Platon comme révolutionnaire-réactionnaire.

36 Dans la Grèce antique, la question de la laïcité n’existe pas. Comme Jean-Pierre Vernant l’a montré dans ses ouvrages, politique et religion ne sont pas séparés et la notion de religieux ne se superpose pas avec celle que nous avons aujourd’hui. Il n’y a d’ailleurs pas même de mot pour désigner le mot latin de religio (voir les travaux de Maurice Sachot) : eusebeia, que l’on traduit par piété, indique l’idée d’honorer avec humilité et implique le respect scrupuleux des lois, notamment celles qui concernent les morts et les dieux ; hieros, traduit par sacré, dénote le présence d’une puissance, d’une force admirable, associée à l’idée d’une origine divine. Mais rien pour dire la « religion » en tant que telle. L’extension des notions employées par Platon est plus large que ce dont nous usons aujourd’hui, après les phénomènes historiques de sécularisation et de laïcisation. Il y a bien les hairésis, les écoles de pensées philosophiques qui dériveront vers la notion de secte quelques siècles plus tard, mais là non plus, pas de terme convaincant. Politique et religion, c’est tout un. Qui ne respecte pas la loi met en danger la collectivité, et par extension, qui n’honore pas les dieux, qui plus est les dieux et déesses tutélaires, met en danger la cité. Cela n’a d’ailleurs pas empêché la critique, les doutes et les théories diverses et variés sur les dieux depuis au moins l’école ionienne. On pense à Anaxagore, à Périclès et à son entourage, dont Aspasie, le sculpteur Phidias ou encore l’architecte Hippodamos, qui ont connu de nombreux procès en impiété, à une époque de regain religieux voire fanatique (Danielle Jouanna, Aspasie, égérie de Périclès). Remettre en cause les dieux, c’est risquer de provoquer la colère et la vengeance des divinités de la cité. Platon propose de refonder cela rationnellement, sur des bases « vertueuses », tournant l’âme humaine vers l’excellence.

37 Notes sur le Démiurge.La philosophie platonicienne est une pratique habile de la langue, un savoir-penser, un savoir-parler, un savoir-distinguer, en bref, un savoir-faire plutôt qu’une grande théorie abstraite. Platon joue souvent avec les mots, il se joue d’eux. Le Cratyle par exempleestun texte où Platon refonde en partie la langue sur la raison en rattachant chacun des concepts importants à une étymologie, plus ou moins fantaisiste, mais qui renvoie au champ lexical de la raison, du noûs, du logos, de l’intelligence, du savoir, de la science. Platon savait que l’origine (fantasmée ou non) détermine le présent et l’avenir. Le mot grec renvoie à l’idée de fabrication matérielle et de création langagière. Le travail de poète ici renvoie à un travail de fondation politique. Ergon, c’est le travail, l’œuvre, c’est ce que fait l’artisan lorsqu’il modèle une statue, lorsqu’il taille une chaise dans un morceau de bois. En utilisant le terme de démiurge, Platon donne probablement une clef de lecture de son œuvre, si l’on perçoit peut-être la profonde ironie héritée de Socrate. L’ironie, l’humour, en tant que raison critique, recul sur les choses et le monde qui permettent de penser, de juger, est ‘deuxième degré’, parfois plus : ni frivolité ou cynisme (tout est vain, tout est vu, tout se vaut), ni gravité ou esprit de sérieux (en fond, musique de Wagner). Elle est la respiration de la pensée. En utilisant Démiurge, Platon signe, signale, signifie que son œuvre est une œuvre d’édification et de poésie (loin de la gratuité de la poésie moderne, la poésie grecque est affaire d’éducation, pilier fondateur de la civilisation : le poète chante, c’est-à-dire qu’il conserve, décerne la palme, décore, distingue…), selon la mission morale et politique que se donnait Pindare. Dans une civilisation de l'oralité, le poète est un « maître de Vérité ». Il est celui qui choisit, élit ce qui mérite d’être retenu, ce dont on doit se souvenir (du moment toutefois qu’il a un public). Il relate les exploits de la vertu, de l'excellence ("Louez de tout votre cœur pour être justes, l'exploit de votre ennemi même" Pindare, Pyth., IX, 95-96). Il est celui qui sait reconnaître la grandeur, qui mémorise, construit, constitue la mémoire collective. Le mythe, c’est alors un récit d'a-lètheia, de ce qui ne doit pas être oublié, ce qui doit rester à la lumière et non plonger dans les ténèbres de la mort et de l’oubli. En ce sens, dire la vérité est un acte normatif, voire performatif, pas seulement descriptif. Le passé glorieux que décrit Homère (reconstruction "mythique" de la période qui précède la grande crise de l'invasion dorienne au 12e siècle) ou Hésiode (la Théogonie et les Travaux et les Jours), n'est pas tout à fait le même que celui des tragédiens, ni celui de Platon qui en a bien saisi l'enjeu politique en rédigeant ses dialogues. Platon écrit des mythes, destinés à être lus. C’est bien plus qu’un artifice littéraire. La deuxième composante du mot démiourgos doit être entendue : il s’agit de mios, ce qui relève du peuple (démos), du bien public, de la maison commune. Dans le Timée, comme ailleurs, Platon se veut le poète du Peuple. Le Démiurge, si l’on veut, ce serait un peu lui-même. Car ce n’est pas la sagesse qui manque aux Grecs, les sages sont légions et temporellement très proches, le dernier en date étant Socrate. Mais ce qui manque, c’est l’amour, c’est le regard amoureux tourné vers les sages et la sagesse. Ce qui manque, c’est le désir du désir d’excellence. Ce qui manque, c’est un Peuple dont le désir est orienté vers l’excellence, en lieu et place d’une foule de nombrilistes, qui n’ont d’yeux que pour gloire, honneurs, richesses et plaisirs charnels, hic et nunc. C’est le régime politique de la démocratie anomiqueque Polybe renommera plus tard ochlocratie, le règne de la foule, l’agrégat d’individus tournés vers leur intérêt personnel, non vers la chose publique, que Cicéron renommera « le régime des factions », actant la même typologie des régimes politiques, en l’opposant au régime mixte de la res publica romaine. Voilà pourquoi Platon propose, le premier en ce sens, le terme de philo-sophie. Non pas tant l’aspiration à une connaissance impossible qu’un amour, une amitié, une fréquentation de ces sages qui existent bel et bien, qui sont parmi nous, vers lesquels il convient de diriger notre regard pour les imiter. Et le premier qui détourna la philosophie de son sens platonicien pour en faire une science de tout, un savoir de la nature des choses, et tout au plus une méthode de recherche scientifique, oublia l’essentiel, la dimension ‘religieuse’ et politique (civique) de la philosophie. Le philosophe devenu physicien (ou plutôt redevenu, avec une légère variante : métaphysicien, c’est-à-dire archi-physicien). Autre possibilité de lecture sur le démiurge, plus rigoureuse peut-être : le texte homérique distinguait deux types d’artisans : lautourgos et le demiourgos. L’un travaille pour lui, il se fabrique des outils, des meubles pour son propre usage. A la Voltaire, il cultive son jardin, pour lui et sa famille (et il se dispute peut-être avec son voisin, obligeant Platon à rédiger des Lois au risque du ridicule d’avoir à proposer des règlements pour des sujets tant risibles, comme il le répète incessamment !). On en trouve dans toutes les classes de la société, et il est admiré quand il est doué. L’autre est un artisan du peuple, non pas au sens où il produirait le peuple, mais dans la mesure où il travaille pour l’ensemble de la collectivité. C’est le forgeron qui produit des fers pour les chevaux de tous, des lames pour les mains de chacun. C’est le médecin, le menuisier, et même l’aède (cf. Odyssée, XVII, 382-385)... ou encore le nomothète qui façonne les lois. Voilà encore un fil à tirer qui pourrait faire une belle pelote.

38 Dans l’Euthyphron, Platon redéfinit et subvertit la piété comme respect de la rationalité : la véritable piété, ce n'est pas faire des prières ou des offrandes aux dieux - comme sous-partie de la justice, la justice à l'égard des dieux, en leur donnant la part (nomos) qui leur revient - mais c'est la vertu, ou plutôt l'excellence, la pratique philosophique, la mise en œuvre de la raison critique... La preuve ? C’est que Socrate est l'homme le plus aimé par les dieux. Platon (re)fonde le monde en raison: contre Hésiode, en particulier, qui fait surgir le monde de Béance, Anaxagore pour qui tout vient de la confusion première, malgré un Noûs Deus ex machina, et pire encore, Démocrite, l'ennemi juré (Platon aurait souhaité brûler son œuvre, dit-on) qui fait de l'ordre du monde le fruit du Hasard. A l'origine, il doit y avoir le noûs, l'intellect (Phédon, 97b-99b, livre X des Lois, 896a sqq). Il n'est pas question de 'savoir' ou de connaissance (voir le Théétète, dialogue aporétique sur la science), mais de nécessité éthique, contre les sophistes qui fondent la Loi sur la Nature, c'est à dire la loi du plus fort (voir le Gorgias), du plus malin, du plus rusé. Non pas la loi du plus sage au sens platonicien de l'intelligence (noûs).

39 « Selon certains, et notamment Orphée, ce sont des hommes politiques appartenant aux sociétés archaïques qui ont créé de toutes pièces cette notion de dieu ainsi que les mythes concernant une vie future dans un monde infernal (l'Hadès), afin de sauvegarder, par les lois qu'ils ont instituées, l'ordre mis en question par d'incessantes luttes. En croyant à l'existence des dieux et de l'enfer, les hommes évitaient ainsi de faire le mal, même secrètement, par crainte d'être vus des dieux (l, 14-16) ». Cité par Sextus Empiricus, Contre les Mathématiciens, IX, 54. Plus loin, Sextus inclut dans ce groupe d'hommes politiques le célèbre Critias d'Athènes, l'un des Trente Tyrans (l, 54). « Cette première perspective, qui atteste, pour les croyants, la possibilité d'une morale de l'intention et conduit à l'affirmation de l'immortalité de l'âme - dont la thématisation philosophique se trouvait déjà dans le mythe de Gygès au livre II de la République de Platon, envisage le concept de divinité dans la perspective de son utilité. » Cité par Lambros Couloubaritsis, « Réflexions de Sextus Empiricus sur les dieux (Adv. Math., IX) », Kernos, 2, 1989

40 Marc-Antoine Gavray, Platon, héritier de Protagoras, dialogue sur les fondements de la démocratie, chapitre VI, la mesure du divin, p.133. « Les Lois contiennent pratiquement autant d’occurrences des termes de la famille de la mesure (ametros, emmetros, metrios, summetros) que tous les autres dialogues réunis ».

41 Face aux athées, l’Athénien affirme que les dieux existent sur la base de « preuves » : tekmèria, employé notamment en 885d et en 886d. Mais ce terme pourrait aussi bien être traduit par « indices », ce qui modulerait sérieusement le propos. Voir Emmanuelle Danblon, « La rhétorique : art de la preuve ou art de la persuasion ? » in Revue de métaphysique et de morale 2010/2 (n° 66), pages 213 à 231. Tékmeria avait en grec une signification plus souple que ce qu’on entend aujourd’hui par preuve, la teneur en vérité n’était pas si systématique : « la racine même du terme tekmerion ou de la forme verbale tekmor signifiera tantôt la « limite », tantôt la « marque », tantôt le « témoignage » ou encore la « preuve ». On constate une zone sémantique dans laquelle se chevauchent des critères logiques, épistémologiques et psychologiques. » C’est Aristote qui tranchera cette ambiguïté en posant des définitions précises et en redonnant sa place philosophique à la réflexion rhétorique. « Pour Aristote, la seule façon de réfuter le tekmerion revient à nier le fait lui-même », ce qui est assez facile dans le cas des dieux. Emmanuelle Danblon considère « que toute réflexion sur l’histoire, la rhétorique et la preuve doit repartir du texte que Nietzsche, après l’avoir étudié et traduit pour préparer ses conférences à l’Université de Bâle, a mis ensuite tacitement de côté : la Rhétorique d’Aristote. » « L’image contradictoire de la rhétorique dont nous avons hérité remonte, on le sait, à la tradition des Sophistes et à la critique virulente que Platon a exprimée à l’encontre de pratiques qui lui paraissaient aussi irrationnelles qu’immorales. Ainsi, face à la mauvaise rhétorique dont Gorgias était à ses yeux l’un des principaux représentants, Platon a développé les critères de ce qui devait être la bonne rhétorique, se donnant pour mission de rechercher la vérité dans les affaires humaines, et mettant de côté les masques et accessoires d’un art de manipuler au service d’intérêts particuliers. Ce faisant, comme Barbara Cassin (1990) l’a soutenu, Platon a évacué de la rhétorique ce qui en faisait l’essence, la ramenant tout bonnement à un idéal de philosophie. »

42 Selon les sophistes, la politique est affaire de force et de faiblesse. Tous les discours contradictoires sont défendables. Il s'agit de leur donner force ou de les affaiblir. Le discours fort est le discours reconnu et qui comme tel devient vrai (principe de la démocratie?). La vérité politique relève alors du mode performatif. Est vrai ce qui est reconnu comme légitime, ce qui n’est pas sans conséquence, et ce que Platon n’acceptait pas. Mais en fait-il finalement usage ?

43 Nietzsche, Sur la personnalité d’Homère. Nous autres philologues. Edition Le Passeur, Nantes, 1992, p. 47

44 Il pourra être intéressant de creuser la proximité linguistique entre les termes épistémè et épokhè, qui désigne tous les deux le fait de se tenir debout sur quelque chose. La méditation sur les Académiques de Cicéron est alors indispensable.

45 IJsseling Samuel, Rhétorique et philosophie. Platon et les Sophistes, ou la tradition métaphysique et la tradition rhétorique. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 74, n°22, 1976. pp. 193-210

46 A propos de la méfiance de Platon pour la rhétorique, « Nietzsche y voit un symptôme de la volonté de puissance latente de Platon et de sa jalousie du pouvoir et de l'estime dont jouissaient les orateurs dans l'antiquité (Fr. Nietzsche, Wissenschaft und Weisheit im Kampfe, dans Werke in drei Bânden, hrsg. K. Schlechta, III, p. 337). La passion pour la vérité est suspecte pour Nietzsche (Fr. Nietzsche, Das Pathos der Wahrheit, dans Gesammelte Werke (Mus. Ausg.), Bd. IV, pp. 139-148.) » (cité par IJsseling Samuel, article cité).

47 Barbara Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire. Homère, Gorgias et le peuple arc-en-ciel, 2018, p.12. Gorgias dans son Eloged’Hélène : « Le modèle de la performance sophistique », c’est « pour moi un jeu, un jouet ». « Le logos est un grand dynaste qui avec le plus petit et le plus inapparent des corps performe (apotelei) les actes les plus divins ». Desmond Tutu : « On croit d’ordinaire que le langage dit les choses. La Commission [Vérité et Réconciliation] n’est pas de cet avis. Le langage, discours et rhétorique, fait les choses. Il construit la réalité. » Et Benveniste : « l’énoncé est par lui-même un acte. L’énoncé est l’acte. » La philosophie analytique et le langage, dans Problèmes de linguistique générale, Paris, 1966, p. 270

48 Notamment sur la base de la distinction entre Eidos et Meros. Eidos, c’est ce que peut voir l’œil de chair d’abord, puis le terme a gagné en abstraction et en est venu à désigner ce que peut voir l’œil de l’âme. Mais pas n’importe quoi et n’importe comment (cf. le Politique où eidos désigne le mot qui dit légitimement quelque chose de la réalité, contrairement à la partie arbitraire (meros), imprécise et illégitime. La langue n'est pas rationnelle (cf. Hippias Majeur), il faut donc lui donner ce caractère. Il y a quelque chose du mythe dans les étymologies de Platon : elles racontent des histoires, un passé. Mais un passé rationnel (il suffit de relever le nombre important d'étymologies qui tournent autour du vocabulaire de l'intellect… Au commencement était le Noûs ! Les sophistes l'ont-ils convaincu du relativisme des valeurs ? Platon pose-t-il des valeurs, par-delà l'arbitraire, ou bien y a-t-il une "métaphysique" platonicienne en ce sens qu'il postulerait un véritable accord possible entre les mots et les choses? C’est le problème du scepticisme de Platon (cf. Sextus, Hyp., I), que ses disciples n’ont pas réglé : en fondant d’une part la Nouvelle Académie, avec des philosophes comme Carnéade et Arcésilas, jusqu’au romain Cicéron, grand disciple d’un Platon à la fois sceptique et politique, dans le cadre d’un probabilisme à élucider ; et d’autre part la métaphysique des philosophies médio et néo-platoniciennes, reines de l’hypostase.

49 Ce n'est pas de ce que raconte Homère qu'il faut se souvenir, mais ce sont des Formes (cf. tout le vocabulaire de la mémoire chez Platon ; ce sont toujours des personnages qui racontent de tête qui sont mis en scène). La réminiscence serait ce par quoi Platon congédie les poètes, comme un coup d'Etat poétique de Platon. La mémoire doit se tourner vers un autre lieu que le passé. Homère n'est pas le passé véritable, idéalité homérique que Platon connaît comme tous les grecs qui acceptaient les modifications de leur ‘passé’, de leur ‘histoire’ collective à travers le vote des meilleurs tragédies ou comédies. C'est ce qui autorise Platon à ce détournement de la Mémoire (comme puissance active) : il faut se donner un nouveau passé (et de nouveaux principes) à mémoriser. Si le présent est en crise, c'est parce que les grecs ne savent plus se donner un passé à leur hauteur : d'une part, Homère ne convient plus (modèle guerrier), d'autre part, certains se croient supérieurs aux anciens (cf. le mythe du progrès dans Hippias Majeur auquel Platon s'attaque, et qui est d'ailleurs corrélatif de la thèse de l'homme-mesure : les grecs ont perdu le sens de l'excellence. Il faut de nouveaux dieux comme modèles.

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