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20 février 2014

Hommage à un homme de la terre

A Henri Wolfer

En dédicace, par ricochet, à toutes celles et tous ceux qui pourraient aussi être les destinataires d’un tel hommage et qui ne le seront pas plus que toi, parce que les vivants s’y prennent toujours trop tard.

 

Mooslargue, jeudi 20 février 2014

Henri Wolfer 01082010 JPGirard 2 copie

Voilà, tu es parti, Henri. Tout en douceur. Mais sans qu’on ne s’y attende, puisque tu « galopais » encore la veille. Sacré Henri. 86 ans, c’est toujours trop court, mais c’est tout de même une bonne tranche de vie que tu t’es payée. Et que tu as offerte autour de toi.

Je l’ai appris ce matin, en allant au travail, dans ma voiture. Et ça m’a retourné. Tout à coup, c’est une foule d’images qui se sont précipitées dans ma tête, une meute de souvenirs, aussi indisciplinée que le troupeau de paisibles vaches que tu emmenais paître aux champs, sur la route, devant le domicile de mes jeunes années, agaçant parfois des automobilistes trop pressés. Je n’y pensais plus depuis longtemps mais tout d’un coup, j’ai revu le petit pot en alu (le « canala », comme on disait) que nous déposions tous les soirs devant le soupirail de ta maison pour avoir le lait de tes vaches, encore chaud, tout juste sorti du pis, qui finissait dans nos bols de chocolat chaud, avant de partir à pied pour l’école du village. Un lait au goût, doux et fort à la fois (un peu comme toi, d’ailleurs), et qui laissait une peau épaisse à sa surface quand on le chauffait. Un goût que je n’ai pas retrouvé, qui s’est perdu, mais que je reconnaîtrais à l’aveugle parmi mille autres.

Avec Rose – toujours avec Rose, ta compagne de toujours, ta compagne de tous les jours – tu étais aussi pour moi ce vieux tracteur pétaradant (le plus vieux du village, une pièce de collection) qui me faisait courir jusque sur le seuil de ma porte pour le voir passer, dans un sens ou dans l’autre, avec sa remorque à bois ou à grain, avec une machine agricole toujours différente. Quand ce n’était pas celle pour épandre le fumier, c’était celle pour répandre les semis ou l’engrais. Souvent, c’était la charrue, cet engin à creuser les sillons de cette terre qui t’a élevé et que tu vas rejoindre, avant que nous nous y retrouvions un jour. Parfois encore, c’était celle qui sortait les « patates », projetée comme de vulgaires billes hors du champ, comme par les griffes d’un ours affamé pêchant le saumon dans un torrent.

Mais mes préférées, je les vois encore, c’était celles qui annonçaient les foins : la faucheuse (c’est terrible, en ce jour, de penser à ce qu’elle représente quand on lui donne une majuscule) ; l’andaineuse (tiens, mon ordinateur est bien trop jeune… il ne connaît même pas ce mot qu’il me souligne en rouge, comme si je faisais une faute de français, comme s’il savait mieux que moi, ce jeunot sans jugeote qui ne t’arrive pas à la cheville en matière d’expérience humaine… alors je vais le lui répéter en espérant qu’il l’apprenne), l’andaineuse donc, avec son air inquiétant d’araignée des champs ; ou encore la presse à foin, rouge et rouille, la plus intrigante de toutes. Quel spectacle fascinant que ces aiguilles de métal sonores qui montaient et descendaient en rythme, pour nouer une ficelle de chanvre, avec la même dextérité que la tricoteuse au coin du feu, et qui transformaient un long ruban de paille ou de foin en legos géants à ranger méthodiquement dans la grange, après avoir été happés virilement par la « griffe » à foin (cette pince mécanique qui a hanté l’imagination de tant d’enfants). Combien d’années ai-je fait cela avec vous ? Quels frissons, debout sur cette remorque brinquebalante qui grandissant à mesure que les bottes s’empilaient, projetées de plus en plus haut par une petite armée de fourches à trois dents, légèrement courbées. Armée de petits soldats bien inoffensifs que j’ai pu rejoindre plus tard lorsque le duvet commençait à me pousser sous le nez… Quelle fierté d’enfant aussi lorsque j’avais la chance inouïe de m’asseoir sur le siège du pilote, en tenant fermement le volant du tracteur qui avançait au pas, dans la ligne droite le menant jusqu’au bout du champ ! Et quel bonheur d’enfant que de courir dans les prés fraîchement coupés en se roulant dans le foin, en cherchant à y attraper les bruyants et indociles grillons qui cessaient de chanter à l’approche de nos pas de petits géants…

Et tout cela avait une odeur. Des multiples fumets odorifères, plus ou moins délicats, plus ou moins musclés, rarement désagréables, et que mes narines ont hélas oubliés pour la plupart, faute d’entraînement (la mémoire du nez est bien imparfaite), mais dont certains me reviennent parfois, de façon impromptue, au détour d’une rare promenade dominicale ou, plus souvent, d’une virée d’homme pressé filant comme un bolide sur les gris rubans de bitume qui morcellent les parcelles de campagne (mais, au fait, pressé par quoi ? Toi, tu n’étais pas pressé…). Ces odeurs de la campagne, ces odeurs de la terre et des champs, des herbes et des bêtes, quand elles me sautent à la figure, c’est souvent à toi que je pense en premier.

 

Avec toi, c’est donc une partie de mon enfance qui s’en va. Mais si cela m’affecte autant, c’est parce que c’est aussi une certaine France qui s’éteint avec toi, une France rurale, laborieuse, parfois dure, mais souvent généreuse… Car vous n’êtes plus si nombreux à rester les représentants et les témoins d’un monde rural en profonde mutation depuis des années.

 

Henri Wolfer 01082010 JPGirard 1 copieCher Henri, sache aussi que si jusqu’à aujourd’hui je t’ai tutoyé, moi le petit jeune, toi l’ancien, je ne l’ai pas fait sans scrupule une fois atteint l’âge adulte. C’est l’habitude d’un enfant resté admiratif devant ta quiétude (au moins apparente, c’est déjà beaucoup), parce que j’ai grandi non loin de toi, rythmé par tes allées et venues entre ta maison et ton travail, entre ta ferme et tes champs. C’est parce que l’enfant en moi a toujours tutoyé ton quotidien, même à distance. Si donc je n’ai jamais pu me défaire de ce qui pourrait passer pour une excessive familiarité, c’est parce que, pour moi, ce fut, jusqu’à aujourd’hui, l’expression singulière de mon plus grand respect pour tout ce que tu incarnais. Mon profond respect pour la terre, ou plutôt pour celles et ceux qui travaillent la terre, pour le métier de cultivateur, pour celles et ceux qui en vivent et qui nous font vivre (car que serions-nous sans agriculture ?... des hommes préhistoriques…), c’est en grande partie à toi que je le dois.

 

Mais tu as été encore autre chose pour mon instruction, pour mon édification juvénile, sans forcément que tu ne t’en rendes compte (puisque je ne te l’ai jamais dit). Tu as toujours répondu avec plaisir à mes questions de jeune curieux. Tu m’as fait vivre par procuration la Libération du village, ce 19 novembre 1944, pour avoir assisté, du haut de tes seize ans, aux combats entre les troupes de la Première armée française et les soldats allemands qui avaient pour mission de tenir les positions. C’est notamment grâce à toi que j’ai su où l’on s’était battu, mais aussi combien étaient morts sur le ban de notre commune, puisque tu avais toi-même dû les enterrer avec quelques-uns de tes camarades. C’est encore toi que j’ai à l’esprit quand, durant les cours d’histoire que je donne à de jeunes lycéens, je raconte quelques anecdotes sur les petits actes de résistance à l’occupant qui émaillaient le quotidien de nombreux Alsaciens. C’est beaucoup à toi que je pense, sans qu’il me soit utile de te citer nominalement, lorsque je conseille à mes élèves (hier encore !) de ne pas perdre l’occasion d’interroger activement leurs aînés sur leurs modes de vie passés, sur leurs expériences, plutôt que de subir et de prendre en grippe ce qu’ils considèrent souvent comme radotage plutôt que comme témoignage… (bon c’est vrai que… parfois… !).

 

Apprendre ton décès m’a donc affecté bien plus que je ne me le serais imaginé. Sans doute parce que j’éprouvais beaucoup d’affection pour toi. C’est aussi parce que tu as été pour moi une figure tutélaire. Et dans le vocabulaire de la culture des champs comme dans celui de la culture de l’esprit, un tuteur, c’est ce qui aide à grandir en se tenant droit. Pour tout cela, ma reconnaissance infinie.

                                                                                                    M.L.

 

Henri Wolfer 01082010 JPGirard 3 copiePost scriptum : Je veux encore te dire une dernière chose. Aujourd’hui, avec ton décès, tu m’as coûté beaucoup d’énergie psychique. En effet, un quart d’heure après avoir appris ton grand départ, je me retrouvais face à mes élèves, un peu sonné, presque assommé. Pour fuir cette réalité, j’ai immédiatement basculé vers la tâche du jour : la dictée du concours d’orthographe auquel je les fais participer. Et là, quelle erreur, quel labeur... Quelle difficulté à lire distinctement, sans laisser entendre des tremblements dans la voix, le texte choisi par d’autres... Ce fut ma dictée la plus éprouvante. Tu te demandes sans doute pourquoi. Je laisse donc la parole à son auteur, Jules Vallès. Tu comprendras assurément.

 

Le retour au pays natal

« Me voilà en route! La locomotive est déjà à cent cinquante lieues de Paris ! La vue des villages qui fuient devant moi ressuscite tout mon passé d'enfant. Maisonnettes ceinturées de lierre et coiffées de tuiles rouges ; basses-cours où traînent des troncs d'arbres et des socs de charrues ; seuils branlants, fenêtres éborgnées ; barrières contre lesquelles les bébés appuient leurs nez crottés et leurs fronts bombés, pour regarder le train ; cette simplicité, cette grossièreté, ce silence, me rappellent la campagne où je buvais la liberté et le vent, étant tout petit.

Tout parle à ma mémoire : ce mur bâti de pierres posées au hasard, cette échelle de vigne qui a fait pétiller dans ma cervelle, ainsi que la mousse du vin nouveau, les souvenirs des vendanges, et ce bois sombre qui me rappelle la forêt de sapins où il faisait si triste et où j'aimais tant à m'enfoncer pour avoir peur ! »

Jules Vallès, Le Bachelier (1881)

 

Rose Wolfer Spectacle Mattagumber 2010 JPGirard 2

NB : les photographies ci-dessus d'Henri Wolfer ont été faites par le photographe sundgauvien Jean-Paul GIRARD. Elles avaient été utilisées en projection sur grand écran dans le spectacle d'été "Intimités... à livres ouverts" (2010), de la troupe des Mattagumber de Mooslargue.

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